En octobre 2013, Park Geun-hye, alors Présidente de la Corée du Sud, dévoilait sa vision d’intégration régionale Est-Ouest : l’Initiative Eurasie. Le projet appelait à la construction d’une “Route de la Soie Express” qui permettrait de lier le continent européen à l’extrémité Est du continent asiatique, où se situe la péninsule coréenne.

Cette volonté sud-coréenne d’entrer dans une “Ère Eurasienne” fait écho à la stratégie chinoise d’économie extérieure lancée par Xi Jinping un mois plus tôt, en septembre 2013 : l’Initiative la Ceinture et la Route.Les deux visions s’inspirent de la route de la soie initiale, apparue il y a deux millénaires et composée d’un faisceau de route terrestres et maritimes par lesquelles transitaient de nombreuses marchandises, personnes et idées entre l’Europe et l’Asie. Aujourd’hui, les experts sud-coréens s’accordent sur le fait que la Corée du Sud présente les quatre caractéristiques d’une puissance moyenne :

  • Une proximité géographique avec de grandes puissances
  • Un poids démographique, économique et militaire intermédiaire
  • Une certaine flexibilité sur le plan diplomatique
  • Une ouverture au multilatéralisme supérieure à celle des superpuissances.

Ce renforcement de l’identité sud-coréenne sur la scène internationale a modifié les ambitions du pays en profondeur et a augmenté son influence extérieure. Pourtant, des interrogations subsistent quant aux réelles capacités de la Corée du Sud à réaliser l’Initiative Eurasie seule.

À l’instar de ses prédécesseurs et depuis son arrivée au pouvoir en mai 2017, le Président Moon Jae-in accorde une importance particulière aux relations intercoréennes, ainsi qu’aux relations entre la Corée du Sud et la Chine, la Russie et les pays d’Asie centrale. Sa “nouvelle Nordpolitik” va plus loin que les politiques étrangères nordiques des administrations précédentes, et vise à améliorer la coopération économique entre les pays du Nord de l’Asie. Lors d’une allocution présidentielle du 17 février 2020, le gouvernement avait désigné l’année à venir comme une “année de coopération avec les pays du Nord”.

Si le gouvernement sud-coréen apporte une importance particulière à la coopération régionale, cela relève en partie de la vulnérabilité géographique de la péninsule coréenne. Située à l’extrémité Est du continent asiatique, la Corée du Sud est bordée de grandes puissances comme la Chine et le Japon et partage son unique frontière avec la Corée du Nord depuis 1953. Ainsi, l’état du Sud est isolé du reste du continent par la zone coréenne démilitarisée, ce qui crée de l’insécurité. Dans le même temps, sa position de “passerelle vers l’Eurasie” est stratégique, puisqu’elle relie les continents asiatique et américain via l’océan pacifique. Il s’agit d’un passage naturel stratégique dans la vision chinoise d’intégration régionale, renforcée par le poids de la Corée du Sud dans l’industrie des transports maritimes et ses infrastructures portuaires avancées.

Construction d’un porte-conteneurs à 60 km de Busan, le 3 décembre 2014. (Crédits : ED JONES / AFP)

L’engagement sud-coréen dans la région est apparu sous l’administration Lee Myung-bak et son initiative “New Asia“, lancée en 2009. Il s’agissait d’une coopération entre la Corée du Sud et “tous les pays d’Asie” qui aspiraient à jouer un rôle de “pont” entre les états et leurs économies à divers stades de développement. L’Initiative Eurasie de Park Geun-hye ajoute de nouveaux éléments au projet sud-coréen d’intégration régionale, qui passerait ainsi par la construction d’infrastructures de transport, d’oléoducs et de gazoducs et par un réseau électrique commun à l’Asie et à l’Europe. Ces liens physiques permettraient l’élimination progressive des barrières commerciales et la création d’une vaste zone de libre-échange sur les deux continents.

Le projet s’inscrit dans la volonté du gouvernement sud-coréen de trouver de nouvelles opportunités économiques pour l’Asie du Nord. D’après le plan “Vision et actions” rendu public par le gouvernement chinois pendant le Forum de Boao de 2015, trois provinces du Nord-est de la Chine (Liaoning, Jilin et Heilongjiang) ont vocation à devenir des interfaces entre terre et mer, qui relieraient la Russie, la Mongolie et le Grand Est. Dans cette optique, de nombreux points de coopération entre les initiatives chinoise et sud-coréenne sont envisageables. En 2015, la négociation d’un accord de libre-échange entre la Chine et la Corée du Sud ouvrait la voie à une coopération étroite entre Pékin et Séoul. Pourtant, des conflits d’intérêts sont à anticiper entre les deux gouvernements aux perceptions sécuritaires divergentes. En effet, la Corée du Nord se situe au centre des préoccupations sécuritaires nationales et régionales, mais est perçue différemment par les deux pays.

Promouvoir la paix sur la péninsule coréenne est l’une des ambitions principales de l’Initiative Eurasie. Dans ce cadre, la construction de voies ferrées trans-coréennes et transcontinentales est au cœur du projet. La Chine poursuit déjà des projets similaires en Corée du Nord, mais depuis 2006, tout espoir de coopération entre Pékin et Séoul sur ce point a été réduit à néant par les tests nucléaires à répétition de la Corée du Nord. Malgré les efforts de l’administration Moon en faveur d’une reprise de dialogue entre les deux Corées, la plupart des projets trilatéraux se heurtent aux sanctions onusiennes dirigées contre la Corée du Nord et ses essais balistiques. Ainsi, il est difficile pour la Corée du Sud comme pour la Chine de mettre en place leurs politiques respectives. L’administration Moon nourrit des attentes envers la Chine pour faciliter le démantèlement du programme nucléaire de son voisin du nord, et ainsi permettre la levée des sanctions de la communauté internationale.

Rencontre entre Xi Jinping et Moon Jae-In lorsque les relations sino-coréennes étaient dégradées après le déploiement du THAAD (EPA-EFE)

Les tensions entre la Chine et les États-Unis constituent un deuxième frein à la coopération entre les deux initiatives. En effet, la Corée du Sud et la Chine sont d’importants partenaires économiques. En 2020, leurs échanges commerciaux étaient croissants en dépit d’une pression économique décroissante à l’échelle internationale. Les deux pays ont maintenu des liens étroits en termes d’échanges touristiques et culturels, et ont joint leurs efforts pour lutter contre la pandémie. En parallèle, la première grande tournée diplomatique des États-Unis était réservée à l’asie et plus spécifiquement au Japon et à la Corée du Sud, ce qui traduit de la volonté du président américain Biden de renforcer les alliances historiques des États-Unis dans la région, pour contrer la montée en puissance de la Chine. En réaction, des analystes chinois ont exprimé leur inquiétude au sujet d’un ‘Pivot vers l’Asie 2.0’ et ce que cela signifierait pour la sécurité de la zone. Face à la menace nord-coréenne, la Corée du Sud obtient une garantie de sécurité des Etats-Unis, tout en bénéficiant des gains économiques de son partenariat avec la Chine. Séoul craint donc de devoir choisir entre Pékin et Washington et redoute des représailles de la part des États-Unis en cas de coopération avec la Chine et la Corée du Nord.

Exportations/Importations de la Corée du Sud

Le problème est apparu en 2008, lorsque Pékin et Séoul ont annoncé l’évolution de leurs relations bilatérales au rang de “partenariat stratégique coopératif”. Les Etats-Unis avaient alors exprimé leur inquiétude au sujet de ce rapprochement. Au cours du forum de la coopération économique pour l’Asie-Pacifique de 2018, le président chinois Xi Jinping a appelé Moon Jae-in à participer à l’Initiative “la ceinture et la route”.

Le gouvernement sud-coréen s’est trouvé face à un dilemme sur fond de guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis.

Si le gouvernement de Moon accède à la demande de la Chine, cela pourrait susciter une vive réaction de la part des États-Unis. En réaction, les efforts de Moon pour un rapprochement intercoréen, ainsi que le but commun de dénucléarisation de la Corée du Nord pourraient être mis en péril. À l’inverse, si la Corée ne donnait pas suite à l’offre de Pékin, elle prendrait le risque de dégrader les relations, et de la même manière, cela réduirait les attentes que Séoul place en Pékin dans le processus de dénucléarisation de la Corée du Nord. Séoul se doit donc de trouver un équilibre diplomatique pour éviter tout dommage collatéral de la rivalité entre les deux superpuissances.

Pour permettre une interaction entre les deux initiatives, la construction d’infrastructures, et le développement des provinces du Nord-est de la Chine, il semble nécessaire de parvenir d’abord à une réconciliation des deux Corées, ou du moins à une réduction suffisante de la menace nucléaire à travers les efforts conjoints de la Corée du Sud et de la Chine. Initiative Eurasie Initiative Eurasie Initiative Eurasie Initiative Eurasie


Par Rachel de Berranger, Analyste à l’OFNRS