Thibaut Bara : Chercheur spécialisé sur les transformations contemporaines du Yunnan et de l’engagement de la Chine en Asie du Sud-Est. Diplômé de Sciences Po Lyon et de l’ Ecole Nomale Supérieure de Lyon, il vit actuellement en Birmanie.

Retour sur l’origine et le déploiement de l’aide chinoise dans le cadre du COVID-19 en Birmanie. Les donations des entreprises opératrices du Corridor Economique Chine-Birmanie ne sont pas sans lien avec la volonté de relancer les projets controversés des Nouvelles Routes de la Soie (BRI) en Birmanie.

La Birmanie partage une frontière de 2000km avec la Chine, ce qui au début de l’épidémie de COVID-19 a fait craindre à la population une vague de contamination importante. Toutefois le pays ne compte officiellement que 230 cas et 6 décès début juin 2020. Les premiers cas identifiés le furent sur deux citoyens birmans originaires non-pas de Chine mais des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Les faibles capacités de test ainsi que le contrôle limité du gouvernement birman sur les zones frontières tenues par des milices ou groupes rebelles font cependant craindre une contagion silencieuse[1]. La presse birmane s’inquiète notamment des projets économiques chinois sur ses frontières. En exemple le complexe immobilier de Shwe KoKo sur la frontière Birmanie-Thailande où des milliers de travailleurs revenant de Chine auraient pu passer la frontière, protégés par la collaboration des développeurs avec une milice armée locale.

La Chine a fait l’objet d’attaques de la part du cardinal birman Charles Maung Bo à la tête de la Fédération de la Conférence des Prêtres d’Asie et plus haut responsable de l’Eglise catholique en Birmanie, ce-dernier déclarant que le Parti Communiste Chinois avait la « première responsabilité » dans la crise mondiale liée au Covid 19. Ce commentaire n’est pas isolé traduisant un sentiment antichinois largement répandu au niveau de la population de l’Union de Birmanie.

Les origines plurielles de l’aide chinoise

La Chine a répondu en offrant rapidement une aide médicale et humanitaire à la Birmanie. 3 jours seulement après la découverte des premiers cas le 23 mars 2020, l’ambassadeur de Chine S.E. Chen Hai a remis plus de 200 000 masques, 2000 kits de test, et des protections pour le personnel médical aux autorités de santé. Une équipe d’une douzaine de médecins de la province du Yunnan a été accueillie par le Ministre de la Santé birman Dr Myint Htwe le 8 avril. Une seconde équipe d’expert médicaux de l’Armée Populaire de Libération a été déployée le 24 avril pour assister et former l’armée birmane à la gestion du virus[2].

D’autres donations dites « chinoises » ont été faites par des entreprises et institutions locales chinoises du Yunnan, ces-dernières étant le plus engagées et les plus intéressées par l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie en Birmanie appelée aussi le « Corridor Economique Chine-Birmanie ».

Le gouvernement provincial du Yunnan à la frontière avec la Birmanie a donné 60 000 masques en précisant come consigne de distribuer 14 000 d’entre eux à la population des villes Mandalay et de Rangoun. Ces deux villes sont les centres économiques du pays mais également des nœuds stratégiques concernant les projets labellisés « de l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie ». Mandalay est la destination d’un chemin de fer reliant le Yunnan à la Birmanie par le poste frontière Muse-Ruili. Rangoun est censée accueillir le développement du projet « New Yangon City » porté par le gouvernement régional et l’entreprise chinoise China Communications Construction Co. Ltd. Le projet est très critiqué pour son manque de transparence et le plan initial de construire des milliers de logements en banlieue de Rangoun dans une zone inondable.

L’entreprise State Power Investment Corporation (SPIC) intéressée par le gigantesque projet Myitsone de barrages sur le fleuve Irrawaddy a fait son propre don d’équipement médical pour une valeur d’1 million de yuan[3]. Le projet de construction d’un ensemble de barrages estimé à 3,6 milliards USD est suspendu depuis 2011 en raison de l’opposition des populations locales. 90% de l’électricité produite devait être redistribuée en Chine selon l’accord initial, les conséquences écologiques et sociales du projet étant pourtant énormes sans compter le risque d’exacerber le conflit armé actif entre l’armée birmane et l’Armée de l’Indépendance Kachin dans la région.

Le gouvernement régional de l’Etat Kachin s’est vu offrir 400 000 yuan de masques de protection par la préfecture frontalière chinoise de Baoshan dont les entreprises ont poussé à l’accord de construction d’une zone économique spéciale frontalière la Zone de Développement Economique de Myitkyina. Dans les deux cas les entreprises chinoises donatrices sont engagées dans les projets de la BRI en Birmanie.

D’autres donations moins directement liées au Corridor Economique Chine-Birmanie mais tout aussi évidemment intéressées ont eu lieu de la part d’entreprises chinoises aux projets controversés. Yunnan Energy Investment Group (YEIG) et la Union Resources & Engineering Co., Ltd. (UREC) ont donné 5 appareils respiratoires au Ministère de la Santé, ces deux entreprises sont en charge du plus grand projet d’énergie à base de gaz naturel liquéfié dans le pays. La China State Construction Engineering Corporation Ltd a envoyé des masques et gels aux employés du ministère de la construction birman et à la commission des investissement étrangers. Les entreprises Myanmar Wanbao Mining Copper Ltd. et Myanmar Yangtze Copper Ltd en charge de la mine de cuivre de Letpadaung ont également fait des donations. Ce projet minier en collaboration avec un des conglomérats de l’armée birmane, a suscité des manifestations d’opposition de la population locale contaminée par des résidus chimiques. Les manifestants ont été attaqués par la police à l’aide de grenades contenant du phosphore[4].

L’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie et le COVID-19

Ce panorama des donations des entreprises chinoises reflète la diversité des acteurs chinois en Birmanie, et leurs rôles de moteurs de l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie. A l’inverse de ce qui pourrait être imaginé de la part d’un Etat-parti centralisateur, l’aide humanitaire n’a pas été organisée centralement par l’ambassade de Chine. Les entreprises chinoises intéressées par leurs projets en Birmanie sont celles à l’initiative, la diplomatie chinoise relayant par la suite leurs dons sur sa page Facebook. A l’image de ces donations décentralisées, les « Routes de la Soie » sont moins à comprendre comme des projets initiés par Pékin ou le ministère des affaires étrangères chinois[5] que comme un outil au service des entreprises chinoises afin d’aider ces dernières à gagner en légitimité et s’exporter.[6] Alice Ekman chercheuse à l’ IFRI rappelait déjà en 2019 que l’  « Initiative des Nouvelles Routes de la Soie » est à considérer comme un label plus que comme une structure déterminée. Ce « label » est d’ailleurs en évolution, les autorités chinoises cherchent aujourd’hui à redéfinir en avançant des critères de viabilité financière et même de soutenabilité écologique[7].

En Birmanie les projets de la BRI souffrent d’un retard chronique. Les plus emblématiques tels que la construction du barrage Myitsone et le port en eaux-profondes de Kyaukpyu sont en réalité de vieillies initiatives nées bien avant le lancement des « nouvelles » routes de la Soie[8]. La visite de Xi Jinping en Birmanie en janvier 2020 devait justement redynamiser le corridor économique Chine-Birmanie, aucune annonce majeure n’en est toutefois sortie, et aucun progrès concret n’a suivi selon la presse birmane[9]. Le contexte de crise du COVID-19 et les donations multiples de la part des promoteurs de la BRI en Birmanie semblent pourtant profiter à l’accélération de ces projets.

Début mai 2020 le gouvernement birman a annoncé un plan d’aide économique d’urgence suite au COVID-19 en cours de structuration pour un montant 2 milliards de dollars. Or selon l’ambassade de Chine en Birmanie[10] les principaux projets de la BRI devraient être intégrés au plan économique d’urgence birman face au COVID 19. Xi Jinping en personne a appelé le président birman U Win Myint le 20 mai 2020 exprimant son souhait d’« accélérer » les projets des « Nouvelles Routes de la Soie ». Le 7 juin à l’occasion des 70ans de l’établissement des relations diplomatiques Chine-Birmanie, l’ambassadeur chinois Chen Hai a demandé à « ce que des efforts soient faits pour la promotion des projets de la BRI »[11]. Ces projets réunissent entre autres la création d’une zone de coopération économique frontalière Chine-Myanmar, le développement d’une New Yangon City équivalente en surface à Singapour en zone inondable et la construction d’un port en eaux-profondes et d’une zone économique spéciale ZES à Kyaukpyu dans l’Etat Rakhine.

La reprise des travaux sur ces chantiers massifs concentrerait une large force de travail contrairement aux recommandations actuelles de distanciation sociale. Au moment où les autorités chinoises ont fermé les frontières condamnant les exportations de produits agricoles birmans, l’inauguration d’une zone économique transfrontalière participerait certainement à la montée du sentiment de dépossession des populations locales concernées par le Corridor Economique Chine-Birmanie. Alors que les projets de la BRI sont régulièrement sous le feu des critiques pour le manque de bénéfices vis-à-vis des populations locales ou l’absence de garantie environnementale, leur inscription dans le plan d’urgence post COVID-19 a de quoi surprendre.

Des tensions croissantes entre le public birman et les élites sino-birmanes

Les autorités birmanes et chinoises se sont également entendues durant cette crise pour minimiser les questionnements publics autour de l’origine du virus. Dans le cas où le virus serait bien lié au trafic d’animaux sauvage et notamment du pangolin, les frontières orientales de la Birmanie ont de grandes chances d’être considérés comme en partie responsable de l’origine du virus. Sur cette frontière des groupes armés tels que les Wa et la National Democratic Alliance Army à Mong La contrôlent des enclaves où s’exposent des marchés d’animaux sauvages, les trafics d’ivoire, de tigres et de pangolins[12]. Dans une étude de mars 2020 par WWF en Birmanie plus de 90% des répondants ont déclaré soutenir la fermeture des marchés d’animaux sauvages. 90% des sondés font le lien entre la persistance des trafics et le risque de novelles pandémies similaires au COVID-19. Les autorités chinoises ont bel et bien annoncé une interdiction générale du commerce d’animaux sauvages mais des doutes existent quant à l’application de ces mesures[13]. Le gouvernement birman n’est lui pas capable d’imposer ses lois sur les enclaves de ces groupes armés. Ces territoires autonomes sont suspectés d’être des hauts-lieux de production de drogues, ils accueillent des casinos pour touristes chinois et entretiennent des armés de plusieurs milliers d’hommes. Le mandarin est la langue d’usage, la monnaie le renminbi, même l’heure affichée est celle de Pékin. L’armée birmane à travers ses accords et ses supposés liens économiques avec les groupes armés pourrait faire pression sur ces derniers à la condition qu’elle ne profite pas elle-même de la demande sans cesse croissante des acheteurs chinois.

Le COVID-19 révèle en Birmanie la nature des acteurs de la relation Chine-Birmanie. Derrière les échanges diplomatiques se découvrent les entreprises et entrepreneurs chinois exerçant leur influence sur les administrations birmanes, loin des populations locales. L’assassinat en plein jour et en public d’un homme d’affaire chinois dans la banlieue de Rangoun le 11 mai[14] illustre s’il le fallait encore les tensions entre la population birmane et les entrepreneurs chinois en Birmanie.


[1] Afin de mieux évaluer cette situation un comité a été créé pour coordonner la lutte entre le gouvernement birman et les groupes armés. L’armée birmane a également offert son soutien aux groupes de l’United Wa State Army et la National Democratic Alliance sur la frontière chinoise.

[2] L’ambassade de Chine en Birmanie n’a toutefois pas communiqué sur l’aide inter-armée. Source :  Mizzima http://www.mizzima.com/article/medical-experts-chinas-peoples-liberation-army-pla-provide-training-myanmar-staff

[3]The Irrawaddy avril 2020https://www.irrawaddy.com/factiva/myanmar-concerns-chinas-help-covid-19-comes-strings-attached.html

[4]Frontier Myanmar juin 2020 https://frontiermyanmar.net/en/left-behind-by-the-letpadaung-copper-mine

[5] Le ministère chinois des affaires étrangères refuse d’ailleurs de limiter les projets couverts en ne publiant pas de carte de ces-derniers à travers le monde. Il n’existe pas de carte « officielle » des projets de l’ Initative des Nouvelles Routes de la Soie selon la Direction Générale du Trésor France https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/1f64b246-7e41-4284-8de5-b079aecb5b7e/files/7fb43132-5583-4e63-917a-8e2a505c909a

[6] Ceci reprend la conclusion d’un rapport récent du Transnational Institute sur le sujet « Selling the SIlk Road Spirit : China’s Belt and Road Initiative in Myanmar », November 2019. https://www.tni.org/en/selling-the-silk-road-spirit

[7] Libération avril 2019 https://www.liberation.fr/planete/2019/04/26/une-guerre-de-communication-fait-rage-autour-des-nouvelles-routes-de-la-soie_1723491

[8] Les discussions autour de Kyaukpyu sont en cours depuis 2009, les travaux du chantier Myitsone ont commencé la même année.

[9]Myanmar Times mai 2020 https://www.mmtimes.com/news/despite-covid-19-china-urges-myanmar-move-forward-bri-project.html

[10] Site officiel de l’ambassade de Chine en Birmanie http://mm.china-embassy.org/eng/sgxw/t1776513.htm

[11] https://www.mmtimes.com/news/carry-forward-fine-traditions-past-70-years-build-china-myanmar-community-shared-future.html

[12] Voir une étude de 2016 sur le rôle central de ces enclaves dans le territoire birman pour le trafic d’animaux sauvages : “Pangolin trade in the Mong La wildlife market and the role of Myanmar in the smuggling of pangolins into China”. Global Ecology and Conservation, Volume 5, 2016

[13] L’interdiction n’a pas été transformée en loi, la rendant très temporaire. Une interdiction légale de ce commerce est également suspectée pousser ces trafics vers le marché noir rendant leur contrôle plus difficile.

[14] Myanmar Times mai 2020https://www.mmtimes.com/news/beijing-urges-citizens-take-precautions-asks-myanmar-tackle-crimes-against-chinese.html