Par Naël de la Sayette,

Dans son ouvrage le Grand Echiquier, Zbigniew Brzezinski écrit que toute nation qui désire s’affirmer comme la première puissance mondiale doit contrôler le continent eurasiatique. Paru en 1997, cet ouvrage est un classique de stratégie et de géopolitique et donne un éclairage intéressant de la politique extérieure des Etats-Unis. Elle explique leur constant besoin d’influence en Europe, au Moyen-Orient et en Asie, et explique les rapports de force durant la Guerre froide de façon pertinente.

De nos jours, cet ouvrage paraît toujours aussi éclairant. Alors que la puissance des Etats-Unis est mise en concurrence par la Chine, leurs volontés d’assoir leur influence sur cet espace est manifeste et s’observe aisément. Dans le cas de la Chine, cette volonté se nomme « Belt and Road Initiative », que l’on nomme en français le projet des nouvelles routes de la soie. Ce projet qui se veut concurrent aux moyens d’acheminements actuels, c’est à dire essentiellement maritime et terrestre, est une façon non seulement de faciliter les exportations chinoises, mais aussi d’étendre son influence.

En effet, Pékin assorti régulièrement les investissements en infrastructures nécessaires à son projet d’accords commerciaux en tout genre, et obtient un certain nombre de concessions. Ces investissements sont aussi un moyen formidable de faire valoir les intérêts chinois dans les régions traversées.

Évidemment, les Etats-Unis ne voient pas cette initiative d’un bon œil. Si passer par la terre est pour l’instant plus onéreux que la voie classique, ce ne sera pas toujours le cas, et ces nouvelles routes de la soie permettant déjà de réduire les temps de trajet entre la Chine et l’Europe. De plus, l’investissement continu dans ces infrastructures va permettre de réduire encore plus les temps de transit. Ces nouvelles routes de la soie évite largement les partenaires privilégiés des Etats-Unis dans le Golfe Arabo-persique et leur préfère l’Iran. Les nouvelles routes de la soie sont donc un excellent moyen pour la Chine de développer son influence, au détriment des Etats-Unis, en établissant des voies de communications qui échappent à leur contrôle et à celui de ses partenaires privilégiés, au profit de ceux qui ont fait le choix de la République Populaire.

Cette lutte d’influence est le dernier épisode en date d’une relation compliquée entre la Chine et les Etats-Unis. Longtemps considérée comme l’atelier du monde, le Président Xi Jinping a amorcé un changement notable dans la diplomatie chinoise. En effet, la posture classique chinoise depuis Deng Xiaoping était un développement à marche forcée certes, mais en évitant au possible les confrontations avec les rivaux potentiels. Ces confrontations se limitaient à trois domaines stricts :

  •  De fortes revendications territoriales, que ce soit à Taiwan, où les îles controversées comme les Spratleys ou les Paracels.
  • La politique monétaire chinoise, régulièrement accusée de fausser les cours et ainsi de faire de la concurrence déloyale.
  • L’espionnage industriel, qui avait pour but d’accélérer les capacités chinoises à concevoir les produits, et pas seulement à les assembler.

Si ces trois axes demeurent importants pour la diplomatie chinoise, ils s’intègrent désormais dans une stratégie plus compréhensive de promotion de l’influence de Pékin, influence qui s’assume désormais pleinement comme concurrente des Etats-Unis et de ses alliés, jugés déclinants.

Pour l’instant, cette lutte d’influence se situe dans deux territoires clés : l’Asie de l’Est, point d’entrée du continent, et le moyen-orient, pivot fondamental pour le contrôle des flux de marchandises et de ressources clés pour les activités économiques.

  •  Tout d’abord, la mer de Chine méridionale est extrêmement riche en matière de ressources. Halieutiques en premier lieu, il s’agit d’une des réserves de poisson les plus importantes du monde, et la concurrence y est forte pour son exploitation. Il y a également dans les fonds marins des ressources d’hydrocarbures encore peu exploitées. Le Brunei en tire sa richesse.

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  • Son emplacement est également stratégique pour le contrôle du détroit de Malacca. Ce dernier est un carrefour extrêmement important pour le commerce mondial et fait notamment la richesse de Singapour. Presque 25% du commerce mondial y transite, et c’est par là que passe le pétrole du moyen-orient, fondamental pour le développement de l’économie chinoise. Un contrôle de la mer de Chine méridionale mettait Pékin dans une position idéale pour assurer un contrôle effectif de ce trafic, et pourrait en refuser l’accès à n’importe quel pays qu’elle aimerait sanctionner.
  • Enfin, il s’agit également d’un point stratégique idéal pour l’accès à l’Océan indien. Un pays comme la France par exemple, qui possède une base navale à Abu Dhabi et des possessions tant en Polynésie que dans le Pacifique avec la Nouvelle Calédonie, serait tributaire des bonnes volontés chinoises pour faire passer ses navires, qu’ils soient civils ou militaires. En cas de contrôle incontesté de la mer de Chine, les sous marins chinois pourraient mener des opérations en toute impunité contre ces navires.

C’est notamment pour ces raisons que la VIIe flotte des Etats-Unis, autrefois considérée comme toute puissante dans le Pacifique mène régulièrement des opérations de « liberté de navigation », les fameuses FONOM. La marine chinoise s’y oppose de plus en plus. Plusieurs incidents ont eu lieu cette année, où il y a failli avoir plusieurs collisions entre navires chinois et états-uniens. Le renforcement des capacités navales chinoises est manifeste, avec la mise en service de deux porte avions, le troisième, nucléaire, de fabrication entièrement chinoise, étant à venir.

Le deuxième territoire où se déroule cet affrontement d’influences est au Moyen-Orient. Les Etats-Unis cherchent à imposer leur volonté à l’Iran, alors que la Chine y développe des partenariats commerciaux. Washington rêve de remplacer le régime actuel en un régime pro-américain. Les discours du conseiller de la Maison Blanche à la sécurité, John Bolton, sont tout à fait explicites sur la question.

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Pékin a des relations privilégiés avec Téhéran, et comme il a déjà été démontré dans un de nos précédents articles (Les NRS au Moyen-Orient par Maxime Onfray), la Chine est en train de remplacer les Etats-Unis, et de manière plus large les puissances occidentales en Iran. Par exemple, le groupe Total, dans le projet de South Pars a été remplacé par la China Naitonal Petroleum Corp. De manière plus large, la République populaire a un poids croissant dans l’économie chinoise. Il est peut être d’ailleurs possible de voir dans l’attribution de larges contrats à des entreprises européennes après 2015 comme une volonté iranienne de diversifier ses partenaires. Toutefois, le retour des sanctions américaines touchent en premier lieu les entreprises européennes, la Chine a là une opportunité d’augmenter son influence. Ses seuls concurrents sur le marché iranien étaient européens, les entreprises russes n’ayant pas la vitalité nécessaire. L’influence occidentale sur le pays est donc amenée à se réduire. De plus, le projet des nouvelles routes de la soie amène Pékin à intensifier ses investissements dans toute la région. Ses bras tentaculaires sont en train de ravir le moyen-orient aux Etats-Unis, pourtant implantés militairement dans la zone depuis 2001. Nous avons peut être là un nouveau modèle d’affrontement, par influence, économique et non militaire. Presque deux décennies de bombardements n’ont rien apporté au camp de l’OTAN, et l’intervention russe en Syrie lui a certes accordé un sursaut, largement médiatisé, mais la Chine, tranquillement, sans coup férir, s’impose néanmoins.

Il faut toutefois tempérer un peu nos assertions, du moins lorsqu’il s’agit de la République islamique. Ce n’est pas la première fois que des spécialistes estiment que Téhéran va tomber définitivement dans les bras de la Chine et abandonne l’Europe. Cela ne rend peut être ce dossier que plus tragique pour l’Union : l’UE avait là un interlocuteur qui n’était certes pas un allié ni même un ami, mais un interlocuteur désireux de faire des affaires, de compromettre, pour la stabilité du moyen-orient. Or, c’est précisément cet interlocuteur que l’incapacité européenne à s’organiser contre les sanctions d’une puissance supposément alliée pousse hors de sa sphère d’influence. La Chine par contre agit de manière sensée : là où elle voit des opportunités, elle les saisit. De fait, pour l’Union européenne, la bataille de l’Iran semble déjà perdue. S’investir dans les nouvelles routes de la soie en revanche, s’assurer que les entreprises françaises y touchent de larges contrats n’est désormais plus une question d’opportunités économiques et commerciales futures. C’est une question de la survie de l’influence européenne dans la région.

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