« Il y a les ingénieurs chinois qui déjeunent dans des restaurants à Lahore. Il y a la prolifération de nouvelles petites entreprises chinoises à Islamabad. Et, bien sûr, il y a les énormes machines, les armées de cadres et d’ouvriers chinois que l’on peut voir sur tous les chantiers du Pakistan, si l’on s’approche suffisamment de l’une des dizaines de projets financés par Pékin qui parsèment le paysage du pays tout entier. 

Que cela nous plaise ou non, le sort économique du Pakistan est désormais lié à celui de la Chine, même si la question de savoir à quel point — et pour combien de temps — peut encore faire débat.» — Farooq Tirmizi, écrivain pakistanais.

Quelles opportunités stratégiques pour la Chine ?

Une étape clé en Asie du Sud

Lorsque nous évoquons les corridors dans le contexte des Nouvelles Routes de la Soie, nous faisons référence à des itinéraires logistiques directement connectés à la Chine, facilitant la liaison avec d’autres zones économiques. Parmi ceux-ci, le corridor sino-pakistanais, également connu sous le nom de China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), prend son départ à Kashgar, ville emblématique du Xinjiang associée aux anciennes routes de la soie. Il traverse le nord du Pakistan jusqu’à Islamabad via « l’autoroute de l’amitié », la plus haute autoroute du monde culminant 4600 mètres d’altitude, et achève son parcours en formant une boucle passant par Karachi, puis le port en eaux profondes de Gwadar, sous contrôle chinois depuis 2015 après signature d’un contrat de location d’une durée de 40 ans. Pékin nourrit de vastes ambitions pour ce port, visant d’ici 2055 la construction de 50 kilomètres de quais, la création d’une zone franche de 900 hectares, et même l’établissement d’un aéroport international. La région prévoit d’être transformée par la construction de multitudes d’infrastructures qui fera de Gwadar un hub international.

Le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) — OFNRS, 2019

Cette voie présente d’immenses opportunités pour la Chine. Tout d’abord, le coût initial estimé à 62 milliards de dollars apparaît relativement modeste en regard du budget global du projet OBOR, qui a cumulé jusqu’à présent 1000 milliards de dollars d’investissement au cours des dix dernières années. En allouant cette somme, Pékin se garantit non seulement un accès direct à l’océan Indien, mais aussi une proximité immédiate du détroit d’Ormuz, par lequel transite jusqu’à 40 % du trafic pétrolier[1]. Ainsi, la Chine sera en mesure d’exporter ses marchandises vers les pays du Golfe en évitant un détour de 10 000 km, de sécuriser ses approvisionnements en hydrocarbures en contournant le détroit de Malacca, et d’éviter d’éventuelles tensions dans cette région stratégique. Cette voie permet également d’éviter le rival indien tout en échappant à la présence de la 7e flotte et des bases militaires américaines surveillant la mer de Chine. La possession conjointe des ports de Gwadar et d’Hambantota au Sri Lanka consolide la sécurisation des intérêts chinois autour de la péninsule indienne. De plus, le port de Gwadar offre un accès à tous les gisements de gaz et d’hydrocarbures encore inexploités de la région. Pour toutes ces raisons, le corridor sino-pakistanais s’affirme probablement comme le plus crucial parmi les Nouvelles Routes de la Soie.

Sécuriser le Xinjiang par projection

Les initiatives d’aménagement dans la région ouest de la Chine permettent à Pékin de renforcer la surveillance dans cette dernière, vis-à-vis du peuple ouïghour, mais aussi des organisations terroristes. Il est important de noter que ces mouvements peuvent également émaner des pays voisins d’Asie centrale. En conséquence, la mise en œuvre du Corridor économique CPEC offre à la Chine un pied à terre au Pakistan permettant et d’enrichir les connaissances de ses services de renseignement.

Pendant longtemps, le Pakistan a affirmé son soutien aux causes musulmanes à l’échelle mondiale, telles que celle du peuple palestinien, bosniaque et albanais. En septembre 2018, le Pakistan a ouvertement critiqué la politique chinoise envers les Ouïghours, devenant ainsi le premier pays musulman à soulever la question. Noorul Haq Qadri, ministre fédéral des Affaires religieuses et de l’Harmonie interconfessionnelle du Pakistan jusqu’en 2022, a déclaré que la politique chinoise envers les Ouïghours alimente l’extrémisme plutôt que de le combattre, suggérant l’organisation de rencontres d’érudits religieux au Xinjiang pour promouvoir l’harmonie religieuse[2]. Bien que l’ambassadeur chinois au Pakistan, Yao Xing, eut apprécié cette proposition et invité le ministre à se rendre en Chine, Pékin a justifié ses pratiques en citant les « échecs » occidentaux dans la prévention des attentats à Paris ou Bruxelles au cours des dernières années.

Cependant, même la solidarité musulmane ne fait pas le poids quand il s’agit de préserver l’intérêt national. En 2018, Mohammad Faisal, porte-parole du même ministère des Affaires étrangères, déclare que les Pakistanais détenus dans lesdits camps du Xinjiang n’y seraient présents que dans le cadre d’une « formation volontaire ». En janvier 2019, le Premier ministre pakistanais, Imran Khan, confie qu’il ne sait « pas grand-chose » sur les camps chinois, préférant mettre l’accent sur le partenariat entre les deux puissances[3]. Il réitèrera sa position en juin 2021 en déclarant « ne pas être sûr de ce que l’on raconte ».

D’après Simone van Nieuwenhuizen, chercheuse en politique chinoise à l’Université technologique de Sydney, le gouvernement pakistanais est contraint de s’abstenir de critiquer Pékin, car une telle attitude pourrait inévitablement compromettre les négociations à venir entre les deux voisins. Le Pakistan se sait dépendant de la Chine, non seulement car elle est un formidable partenaire économique, mais aussi d’un soutien crucial dans la lutte contre les activités terroristes dans la région.

Le golfe d’Aden : l’assurance d’une Chine qui intervient à l’international

L’inauguration en 2017 d’une base militaire chinoise à Djibouti a annoncé un changement de cap en matière de politique étrangère pour l’Empire du Milieu. Pékin aspire à une implication accrue sur la scène internationale, cherchant à réduire sa dépendance à l’égard d’autres puissances pour garantir sa sécurité. Le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) ouvre de nouvelles perspectives en permettant à la Chine d’étendre son influence aux abords du golfe d’Aden. Cette proximité est d’une importance stratégique, car le golfe offre un accès crucial à la mer Rouge, une région parmi les plus sensibles au monde, où transitent près de 5 millions de barils par jour par le détroit de Bab el-Mandeb[4].

Cet emplacement joue aussi un rôle géostratégique particulier, de par la concentration de câbles sous-marins de télécommunication (99% du trafic de données passe par ces câbles, le reste étant couvert par les satellites) et les gisements d’hydrocarbures qui suscitent d’ailleurs l’intérêt des puissances régionales. Dès lors, plusieurs nations rivalisent pour consolider leur influence dans cette région, expliquant ainsi l’internationalisation de la militarisation de Djibouti.

Djibouti, bordant le Bab el-Mandeb, est un lieu singulier où se côtoient bases militaires chinoises, américaines, françaises et japonaises. Ironiquement, les bases américaines et chinoises se trouvent à seulement quinze minutes l’une de l’autre. En 2018, des incidents entre ces dernières ont suscité la controverse : les États-Unis ont accusé les unités chinoises d’utiliser des lasers contre des pilotes américains en plein exercice de vol, causant des blessures à deux d’entre eux. Pékin a vigoureusement réfuté toute implication dans cet incident. En réalité, il s’avère que les allégations étaient dénuées de tout fondement. En 2022, Christophe Guilhou, ambassadeur de France, mandaté par le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh pour conduire une enquête, a confié que les autorités américaines n’avaient jamais fourni les dossiers médicaux nécessaires pour étayer leur crédibilité[5].

Le 26 avril 2023, le Washington Post révèle que la Chine aurait repris les travaux de construction d’une base militaire au port de Khalifa[6], près d’Abu Dhabi, au grand dam des Américains. Cette initiative souligne clairement l’ambition de Pékin d’accroître son influence dans la région.

Le Pakistan : une terre torturée

Les contentieux himalayens au cœur du CPEC

Depuis 1914, Pékin revendique auprès de New Delhi le territoire d’Arunachal Pradesh (90 000 km²) à l’est de l’Himalaya, et celui d’Aksaï Sin (43 800 km²) au Cachemire. L’un et l’autre seraient respectivement les extensions des territoires du Tibet et du Xinjiang depuis toujours tandis que l’Inde estime que ces territoires sont liés à l’héritage de l’Empire britannique et donc lui reviennent de droit. À ces contentieux territoriaux s’ajoute celui d’une vallée au cœur du CPEC : la vallée de Shaksgam.

Pékin occupe actuellement une position centrale dans les conflits frontaliers entre l’Inde et le Pakistan. Les revendications chinoises sur la vallée du Shaksgam s’ajoutent aux prétentions de l’Inde et du Pakistan sur le Cachemire. Bien que l’Inde s’oppose fermement à toute tentative chinoise d’annexion de cette zone, elle se trouve dans l’incapacité d’intervenir, le territoire étant sous le contrôle du Pakistan. En 1963, la Chine et le Pakistan ont signé un traité afin de résoudre leurs différends frontaliers, entrainant la cession de la vallée du Shaksgam à la Chine. Ce faisant, l’Inde a assisté impuissante à l’annexion d’une terre qu’elle considère comme sienne depuis la fin du Raj britannique.

La célèbre route du Karakoram, partie intégrante du CPEC, passe notamment par cette région, justifiant ainsi le boycott de l’Inde des Nouvelles Routes de la Soie. Cette situation persistante alimente les préoccupations de l’Inde, qui, tout en ne s’opposant pas à l’établissement de collaborations pour la mise en place de projets économiques, conteste l’utilisation et le marchandage de son propre territoire par des puissances étrangères.

Les tensions ont atteint un pic lors des incidents du Doklam en 2017, une zone frontalière stratégique où New Delhi avait déployé des forces armées pour s’opposer à la construction d’une route militaire chinoise. Pendant ce temps, Pékin a profité de la distraction de New Delhi pour poursuivre ses projets de construction dans la vallée de Shaksgam. Entre septembre 2017 et février 2018, environ 70 kilomètres de routes ont été construits à l’ouest du col de Karakoram dans le cadre du CPEC.

En 2018, des images satellites consultées par le média indien The Print révèlent la présence d’au moins 2 postes militaires chinois dans la vallée de Shaksgam. Le 19 janvier 2022, le Hindustan Times a rapporté un projet de construction de route qui vise à relier Yarkand (Xinjiang, Chine), à Muzaffarabad (Jammu-et-Cachemire, Pakistan), en passant par ladite vallée. Selon les médias pakistanais, le département des travaux du Gilgit-Baltistan aurait été sollicité par lettre datée du 8 janvier 2021 pour élaborer une « proposition d’autorisation de concept » afin de définir un nouveau tracé pour le CPEC. Cette dernière serait environ 350 km plus courte que la route actuellement utilisée[7].

Le Baloutchistan : une terre riche, des gens pauvres

« Is CPEC “China Punjab Execution Corridor” ? » — Dr Shabir Choudhry, leader politique cachemiri

Le Baloutchistan historique (à ne pas confondre avec la province pakistanaise du Baloutchistan qui va faire l’objet de cette partie) est le territoire du peuple baloutche. Celui-ci s’étale sur trois pays : le sud-est de l’Iran, le sud de l’Afghanistan et l’ouest du Pakistan. Le Baloutchistan pakistanais représente 43,6 % de la superficie du pays, mais reste pourtant la région la moins peuplée (d’après le dernier recensement en 2011, les Baloutches, ethnie majoritaire à 52 % au sein du Baloutchistan, représentent environ 3,5 % des citoyens pakistanais)[8][9], le reste de la population étant concentré dans le bassin de l’Indus. L’intérêt chinois pour cette région n’est pas un hasard. En plus du positionnement stratégique du port de Gwadar par rapport à l’Inde et le détroit d’Ormuz, le Baloutchistan possède de nombreuses ressources prêtes à être exploitées. Il possède entre autres la cinquième mine d’or la plus grande du monde. Selon un article d’Outre-Terre paru en 2010, le sous-sol de la province produit 36 % du gaz pakistanais. Concernant l’exploitation du pétrole au Pakistan, le Baloutchistan en assure 80 %. Elle possède aussi de nombreuses ressources minières : du cuivre, du charbon, de l’argent, du platine et de l’uranium. La province a donc toutes les cartes en main pour connaitre un développement économique prospère. Pourtant, les Baloutches restent les Pakistanais les plus pauvres du pays.

Les ressources minières du Baloutchistan. (Le dessous des cartes, 2017)

L’index de pauvreté multidimensionnelle du Baloutchistan, qui inclut des paramètres relatifs à la santé, la richesse, l’éducation et le niveau de vie, est de 71 % contre 39 % dans le reste du pays. Environ 96 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de deux dollars par jour. En 2012, 70 % de la population n’ont pas accès au gaz, 78 % n’ont pas d’électricité et 62 % sont privés d’eau potable. La part du PIB du Pakistan consacrée à la province est passée de 4,9 % dans les années 70 à 3,7 % en 2018. La plupart du temps, l’avis des Baloutches n’est pas pris en compte lors des décisions relatives à la gestion des ressources. Entre d’autres termes, nul ne peut contester que les bénéfices engrangés par l’exploitation des ressources du Baloutchistan ne sont pas reversés à ses habitants à juste titre. Pour les Baloutches, qui considèrent ce territoire comme le leur, le gouvernement pakistanais commet un acte d’expropriation. Ainsi, la rancoeur véhiculée par la situation, additionnée au sentiment identitaire inculqué par le poids de l’Histoire, produit inévitablement des soulèvements hostiles à travers la province. Certains Baloutches luttent pour l’indépendance, d’autres pour une répartition des richesses juste et équitable. Seulement 12 % des bénéfices liés à l’exploitation du pétrole reviennent au territoire baloutche en 2018[10].

À l’instar de la Chine, Islamabad a aussi affaire à des problèmes de minorités ethniques. Depuis l’indépendance du Pakistan, les Baloutches ont mené de multiples insurrections, dont la dernière, depuis 2004, est encore d’actualité et a pris son départ pour plusieurs raisons. Premièrement, la part des bénéfices liée à l’exploitation de gaz était jugée insuffisante pour les Baloutches. Le gaz pouvait être vendu jusqu’à sept fois moins cher dans les autres provinces. Deuxièmement, la construction de port de Gwadar était censée apporter à la population de nombreuses opportunités de travail sur le chantier et dans des activités parallèles, or ce ne fut pas le cas. Sur les 600 ouvriers de Gwadar, seulement une centaine était des locaux[11]. Le port de Gwadar a donc bien plus servi les intérêts des Pendjabis et des Sindis que des Baloutches. Enfin, le gouvernement pakistanais fit mettre en place trois garnisons dans trois zones sensibles : une près de Gwadar et deux autres dans les capitales des zones tribales les plus violentes. Pour les Baloutches, c’était la provocation de trop.

S’ensuit alors une politique répressive de la part d’Islamabad, par laquelle sont commises des exactions. Entre 2002 et 2015, l’ONG Voice of Baloch Missing Persons estime le nombre de Baloutches portés disparus à 19 000[12]. Dans le district de Khuzdar, en janvier 2014, des habitants ont fait la découverte macabre de trois charniers. D’après les autorités pakistanaises, 13 corps décomposés ont été retrouvés dans ces fosses, mais d’après la population, le bilan atteignait les 169 cadavres. Le gouvernement a rapidement interdit l’accès aux lieux et a accusé l’Inde d’être responsable de ces agissements. Devant de telles pratiques, il est peu probable que l’insurrection baloutche ne cesse prochainement, même si entre 2013 et 2017, la violence a baissé de 70 % dans le district de Kech, pour cause de perte du soutien de la population locale, mais aussi d’un sentiment d’impuissance face à une armée insurmontable[13].

La Chine au cœur de l’insurrection baloutche

« Le corridor économique Chine-Pakistan n’est pas un corridor économique. C’est un projet anti-peuple et anti-Baloutchistan. Si ce projet était destiné au bien-être des habitants du Baloutchistan, pourquoi sont-ils enlevés, torturés, violés et tués ? Pourquoi trouvons-nous les corps mutilés de nos fils et de nos frères ? Quel est notre crime ? Avons-nous droit à la vie ? Est-ce trop demander que de demander que nous, les Baloutches, voulions vivre dans la paix et la dignité ? Nous voulons utiliser nos ressources pour le bien-être du peuple. » — Pr Naela Qadrich Baloch, militante pour le droit des Femmes, poète et autrice baloutche, 2018.

Tout comme les citoyens des autres provinces, les Chinois sont eux aussi menacés par les insurgés baloutches, car aussi considérés comme opportunistes concernant la gestion des ressources du Baloutchistan. En 2017, Dostain Khan Jamaldini, président du projet de la construction de Gwadar, déclare : « Ce port va aider le Pakistan à nouer des liens avec les pays voisins. La nation tout entière tirera profit de Gwadar »[14]. Or, depuis la mise en place de l’initiative chinoise, les projets accordés aux Baloutches restent relativement rares malgré les promesses. Concernant le chantier énergétique, seuls 2 projets sur 17 ont vu l’implication de locaux. D’après Taj Haider, à la tête du comité spécial du Sénat pakistanais sur le CPEC, les travaux concernant les infrastructures sont bien plus avancés à Karachi qu’à Gwadar. Sur les milliers d’emplois promis, seuls quelques provinciaux ont eu la « chance » d’en bénéficier en tant que subalterne. Le plus préoccupant étant le fait que, non seulement la population du Baloutchistan est mise à part dans ce projet, mais elle subit en plus les inconvénients qui lui sont associés. Les habitants de Gwadar qui ne vivaient jusqu’à maintenant que de la pêche et de la construction de barques sont sur le point, pour la moitié d’entre eux, d’être relogés. Les eaux de Gwadar sont monopolisées par de grands chalutiers de pêche provenant du Sind ou de Chine. Les locaux dénoncent une véritable « mafia des chalutiers » : « Parfois, ces grands navires s’approchent délibérément si près de nos petits bateaux de pêche que nous craignons qu’ils nous nuisent. », dit un pêcheur d’un village à proximité[15].

Devant la montée de l’insécurité, Pékin et Islamabad s’organisent. Le port de Gwadar se militarise. En 2019, News International déclare qu’Islamabad a déployé plus de 17 000 soldats pour assurer la protection des projets chinois[16]. Le général en chef de l’armée pakistanaise, Qamad Javed Bajwa, déclare le 19 septembre 2018 à Pékin : « Ceux qui s’opposent aux Nouvelles Routes de la Soie ou au Corridor économique Chine-Pakistan ne réussiront jamais, car ce sont des initiatives de paix et de développement non seulement pour la Chine, mais pour la région et au-delà. Le Pakistan comprend l’importance de la paix et a consenti beaucoup de sacrifices pour y parvenir. »

Les infrastructures et les travailleurs chinois ne sont pour autant pas épargnés par les attaques des groupes séparatistes baloutches depuis le début du projet. Le 11 mai 2019, trois individus armés ont tenté de pénétrer de force dans le Pearl Continental Hotel à Gwadar. Un garde a perdu la vie en tentant de s’opposer à eux. Selon le policier Mohammad Aslam, aucun client pakistanais ou chinois ne se trouvait dans l’établissement au moment de l’incident. Six mois auparavant, une attaque revendiquée par l’Armée de Libération du Baloutchistan (ALB) a ciblé le consulat chinois de Karachi. Trois kamikazes se sont fait exploser, entrainant la mort de quatre Pakistanais. Le porte-parole de l’organisation a déclaré par la suite à l’AFP : « Nous voyons les Chinois comme des oppresseurs, tout comme les forces pakistanaises ». Le 13 août 2023, l’Armée de Libération du Balouchistan a lancé une nouvelle offensive, ciblant cette fois un convoi d’ingénieurs chinois à l’aide d’engins explosifs dissimulés en bord de route et de tirs d’armes à feu. Selon les informations fournies par le consulat de Karachi, aucune perte humaine parmi les ressortissants chinois n’a été à déplorer, tandis que deux assaillants ont été tués[17].

Selon un article de BBC Ourdou de novembre 2023, l’ALB et d’autres organisations comme le Front de Libération du Baloutchistan (FLB) seraient actuellement en pourparlers dans l’objectif de fusionner au sein d’une seule entité. Selon le journaliste baloutche Malik Siraj Akbar, cela témoigne d’un changement de stratégie sans précédent de la part des organisations, visant désormais à unir leurs forces pour infliger des dommages à échelle étatique.

L’Afghanistan partie prenante du CPEC : un moyen de contenir le terrorisme islamiste

Outre l’effort déployé pour contrer le séparatisme baloutche, la confrontation avec le terrorisme islamiste s’est érigée en une importante priorité au sein de la stratégie sécuritaire nationale. Du Xinjiang à Gwadar, on retrouve diverses organisations à l’œuvre comme le Parti islamique du Turkestan, Lashkar-e-Toiba (mouvement islamiste pakistanais proche d’Al-Qaïda), ou encore le groupe Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP). Ce dernier est la principale organisation talibane au Pakistan. Selon l’ONU, l’objectif affiché par TTP est le renversement du gouvernement élu du Pakistan afin d’établir un émirat fondé sur son interprétation de la loi islamique. Depuis le retour des Talibans à Kaboul en 2021, le nombre d’attentats perpétrés par le TTP sur le sol pakistanais a considérablement augmenté : on parle d’une hausse de 60 % des attaques et de 500 % d’attentats kamikazes[18]. Ces évènements découlent d’une longue politique d’inaction du gouvernement concernant les zones tribales (FATA, pour Federally Administered Tribal Areas) lors de la guerre d’Afghanistan.

Depuis l’indépendance du Pakistan, Islamabad a accordé à cette zone une forme de quasi-indépendance afin, entre autres, de ne pas froisser les chefs de tribus, favorisant ainsi l’émergence du radicalisme islamiste et la croissance d’organisations terroristes. En 2014, un sinistre épisode secoue une école militaire à Peshawar, lorsque six individus d’une branche dissidente du TTP (Jamaat-ul-Ahrar) armés jusqu’aux dents pénètrent les lieux, arborant ceintures explosives et armes à feu. La scène macabre se déroule classe après classe, les agresseurs ciblant des élèves âgés de 10 à 20 ans. Le bilan s’établit à 141 morts, dont 132 enfants et plus d’une centaine de blessés[19]. En juillet 2018, l’horreur frappe de nouveau avec l’État islamique orchestrant une attaque kamikaze au Baloutchistan, lors d’un rassemblement électoral. Le coût humain de cet assaut s’élève à 149 morts, parmi lesquels figure l’homme politique Siraj Raisani, en plein essor de sa campagne pour les élections générales de 2018[20].

En novembre 2023, les Talibans pakistanais ont proféré des menaces directes envers les intérêts chinois : si le gouvernement pakistanais ne verse pas 5 % de taxe provenant des projets de construction du CPEC au groupe taliban de Gandapur, les machines et le personnel seront pris pour cibles, et le corridor détruit.

Pour la Chine, l’avènement récent des Talibans au pouvoir en Afghanistan dans un contexte marqué par une économie afghane chancelante, constitue une opportunité stratégique pour endiguer les organisations islamistes susceptibles de compromettre ses intérêts dans la région. Ce faisant, la Chine, le Pakistan et l’Afghanistan ont entériné en mai 2023 un accord officialisant l’implication de Kaboul dans la réalisation du CPEC. En contrepartie du développement des infrastructures sur le territoire afghan, Kaboul s’engage expressément à limiter au strict minimum les activités des combattants ouïghours en Afghanistan, voire à directement renvoyer ces derniers en Chine. Jusqu’à présent, ces demandes n’ont toujours pas été entièrement satisfaites.[21]

Qu’en est-il après 10 ans de projet ?

Des résultats mitigés pour un pays en détresse

En raison des défis sécuritaires évoqués précédemment, de la prévalence de la corruption et des répercussions de la crise sanitaire, le CPEC n’a jusqu’à présent connu que des avancées relativement modestes. La première phase du projet, qui devait se terminer en 2020, est toujours d’actualité, sous l’agacement de Pékin.

Le Pakistan a certes attiré de nombreux investissements chinois d’une valeur de 25,4 milliards de dollars[22], entrainant la création d’environ 155 000 emplois pakistanais[23]. Les initiatives relatives à la production d’énergie électrique ont engendré l’intégration de 6000 mégawatts au sein du réseau national, tout en étendant sa portée géographique de 1000 kilomètres. Parallèlement, plus de 500 kilomètres d’autoroutes ont été érigés. La croissance du PIB (6,5 % en 2021) n’a jamais été aussi forte depuis 2005. Et pourtant, la situation économique du pays reste désastreuse.

En dépit des progrès effectués, il reste encore du chemin au Pakistan avant que ses habitants perçoivent des changements tangibles. La dette extérieure du Pakistan a désormais atteint la somme significative de 100 milliards de dollars, dont un tiers est imputable à la Chine. En mai 2023, l’inflation a connu une ascension jusqu’à 38 %, marquée par une hausse des prix alimentaires dépassant les 40 % par rapport à l’année précédente. Alors que le taux de pauvreté s’élevait à 24,3 % en 2015, il a atteint 39,4 % en septembre 2023[24].

En 2022, le déficit national en matière d’électricité a atteint les 6 530 mégawatts, pour une production totale de 20 170 mégawatts, engendrant ainsi des coupures d’électricité récurrentes dans tout le pays d’une durée pouvant aller jusqu’à une douzaine d’heures par jour. En réponse, le gouvernement a opté pour une mesure proactive en réduisant la semaine de travail des fonctionnaires de 6 à 5 jours[25].

Au port de Gwadar, alors que seulement 3 ou 4 cargos par mois étaient amarrés en 2017[26], le média japonais Nikkei Asia a mis en lumière en 2022 que l’activité économique dudit port demeure toujours en suspens. Un voyage sur l’autoroute côtière de Makran sur une distance de 600 kilomètres ne révèle la présence que de 200 véhicules. Les avenues spacieuses de la ville de Gwadar s’étirent désertes, marquées par une notable absence de constructions à plusieurs étages[27]. « Il est difficile d’imaginer Gwadar comme la rampe de lancement d’un nouveau paradigme mondial, mais c’est ce que Pékin voudrait faire croire au monde ».

Afin de répondre à ses défis économiques et de profiter pleinement du potentiel du CPEC, le Pakistan se doit de réorganiser ses politiques énergétiques et industrielles afin de déterminer les goulots d’étranglement qui font obstacle au développement du pays, tout en élaborant un plan afin de répondre aux attentes du peuple baloutche. Lors de l’inauguration de l’hôpital de l’amitié « Pak-China » à Gwadar en décembre 2023, le Premier ministre par intérim Anwaarul Haq Kakar a invité la population du Baloutchistan, notamment les plus jeunes, à saisir les opportunités proposées par le CPEC[28].

Une opportunité de rapprochement entre Islamabad et Kaboul ?

L’Afghanistan et le Pakistan se partagent le territoire d’une ethnie constituée de plus de 55 millions de personnes : celle des Pachtouns. C’est notamment en instrumentalisant le nationalisme pachtoun que les Talibans (eux-mêmes issus de cette ethnie) ont pu résister dans les montagnes afghanes jusqu’à reprendre le pouvoir à Kaboul. La population locale, notamment rurale, se reconnaissait dans les Talibans. L’État d’Afghanistan s’est d’ailleurs formé sous le leadership pachtoun, au détriment des autres minorités, comme celle des Hazaras. Ces derniers, se revendiquant de l’islam chiite, sont encore régulièrement victimes d’attentats des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise. En ce début d’année, le 6 janvier 2024, l’État islamique a d’ailleurs revendiqué une explosion dans un bus ayant fait deux morts et 14 blessés dans un quartier chiite de Kaboul[29].

A map of Pashto-speaking areas
Carte des locuteurs du Pachto (M. Izady, 2019)

Maintenant que les Talibans ont repris le pouvoir, Islamabad est préoccupée par l’exploitation du nationalisme pachtoun de la part des Talibans sur son propre territoire. D’une part, car ce sentiment pourrait se propager chez les Baloutches, mais aussi car il pourrait à terme raviver l’idée d’une revendication par l’Afghanistan de terres à l’est de la ligne Durand, frontière qu’il n’a jusqu’alors jamais reconnue.

L’inclusion de l’Afghanistan au sein du CPEC pourrait permettre, sous l’œil du grand frère chinois, de contenir les tensions dans la région, mais aussi de soutenir la reconstruction et le développement d’un pays meurtri par plus de 40 ans de guerre, donnant ainsi des perspectives d’avenir pour les jeunes générations, souvent séduites par les chefs tribaux et groupes terroristes.

Cet éventuel rapprochement présente néanmoins des défis importants. Actuellement, plus de 2,5 millions d’Afghans ont trouvé refuge au Pakistan afin de fuir les conflits successifs qu’a connus le pays. Le 1er novembre 2023, pour réagir face au nombre d’attentats croissants, Islamabad a décidé que 1,7 million d’entre eux seraient désormais dans l’obligation de quitter le territoire sous peine d’incarcération[30]. Pour cause, certains groupes militants réfugiés offriraient leur soutien au TTP. Devant une telle fermeté, Khalil Haqqani, ministre afghan des Réfugiés, a déclaré : « Les gens doivent être autorisés à rentrer avec dignité, Les Pakistanais ne devraient pas en faire baver aux Afghans, ils ne devraient pas se faire plus d’ennemis ». Le régime taliban a d’ailleurs exigé qu’Islamabad indemnise les réfugiés pour les biens qu’ils sont contraints d’abandonner.

À ce jour, plus de 500 000 Afghans ont été rapatriés, toutefois, cette mesure ne semble pas avoir contribué à l’amélioration de la sécurité du pays[31]. La situation de désespoir vécue par certains réfugiés, ayant abandonné tout ce qu’ils possédaient pour fuir, pourrait, au contraire, constituer un terreau propice à l’exploitation par les combattants du TTP ou de l’État islamique.


Par Laurent Pinguet, Rédacteur à l’OFNRS, passé par l’Université Catholique de Lille en Relations Internationales, contributeur pour Asia Focus de l’IRIS, se spécialise sur les questions dans l’Himalaya, l’Asie Centrale et la BRI


  1. Alain Guillemoles, « « Le détroit d’Ormuz est une artère vitale pour le marché du pétrole » », La Croix, 16 mai 2019.

  2. Alexandre Ma, “China’s largest Muslim ally broke ranks to criticize its repression of the Muslim Uighur minority”, Business Insider, 21 septembre 2018.

  3. Alexandre Ma, “Pakistan abruptly stopped calling out China’s mass oppression of Muslims. Critics say Beijing bought its silence”, Business Insider, 13 janvier 2019.

  4. Centre d’études stratégiques de la Marine, « Brèves marines – Mer Rouge », Géopolitique des océans, n°210, mars 2018.

  5. Antoine Izambard « Djibouti, révélations sur la très secrète base militaire chinoise qui inquiète les Occidentaux », Challenges, 20 octobre 2022.

  6. John Hudson, “Buildup resumed at suspected Chinese military site in UAE, leak says”, The Washington Post, 26 avril 2023.

  7. « China-Pakistan collusion on Shaksgam Valley a threat to India », Pardafas, 7 juin 2023.

  8. Ulrich Bounat, « ENTRE IRAN ET PAKISTAN, UNE RÉGION À RISQUE : LE BALOUCHISTAN », Asia Focus, janvier 2018.

  9. « Le Baloutchistan, la province la plus pauvre du Pakistan », Brut, 28 mai 2018.

  10. « Balochistan », Unrepresented Nations and Peoples Organization (UNPO), 5 avril 2018

  11. Frédéric Grare, « Baloutchistan : le conflit oublié », Outre-Terre, 2010/1 (n° 24), p. 325-336.

  12. « Exactions commises dans le cadre du conflit armé au Baloutchistan », OFPRA, 9 septembre 2015.

  13. Ulrich Bounat, « ENTRE IRAN ET PAKISTAN, UNE RÉGION À RISQUE : LE BALOUCHISTAN », Asia Focus, janvier 2018.

  14. « Dans un coin oublié du Pakistan, la Chine se bâtit un port d’ambition mondiale », Le Point, 25 octobre 2017.

  15. Mariyam Suleman Anees, “‘They Own the Ocean’: Gwadar’s Struggle With Illegal Fishing”, The Diplomat, 24 juin 2022.

  16. Muhammad Akbar Notezai, “Will Balochistan Blow Up China’s Belt and Road?”, Foreign Policy, 30 mai 2019.

  17. « Pakistan: des ingénieurs chinois ciblés par une attaque terroriste dans le Sud-Ouest », RFI, 14 août 2023.

  18. “Pakistani Taliban threatens to attack China’s Belt and Road route unless ‘tax’ paid”, The Post, 26 novembre 2023.

  19. « Au moins 141 morts, dont 132 enfants, dans l’attaque d’une école au Pakistan », Le Monde, 16 décembre 2014.

  20. « Pakistan : l’attentat de vendredi a fait 149 morts, selon un nouveau bilan », La Dépêche, 15 juillet 2018

  21. Bethany Allen-Ebrahimian, « Afghanistan joins China’s infrastructure plan as Beijing pushes interests », Axios, 9 mai 2023.

  22. “China’s CPEC reality exposed as Gwadar port in Pakistan remains devoid of economic activity ”, Lowy Institute, 10 août 2022.

  23. Pakistan — veille hebdomadaire, Direction générale du Trésor, 27 juillet 2023.

  24. Pakistan — indicateurs et conjonctures, Direction générale du Trésor, 2 décembre 2023.

  25. « Pénurie. Pour économiser de l’électricité, le Pakistan rétablit la semaine de cinq jours », Courrier international, 9 juin 2022.

  26. Bounat, op. cit.

  27. “China’s CPEC reality… ”

  28. “PM Kakar urges Baloch youth to seize CPEC opportunities”, Dawn, 5 décembre 2023.

  29. « Afghanistan : Revendiquée par l’État islamique, une explosion dans un bus fait deux morts à Kaboul », 20minutes, 7 janvier 2024.

  30. Sophie Landrin, « Le Pakistan expulse des milliers de réfugiés : “Je retourne en Afghanistan, où je n’ai personne, seul Dieu pourra m’aider” », Le Monde, 2 novembre 2023.

  31. Salman Rafi Sheikh, “Expelling Afghan refugees won’t boost Pakistan’s security”, Nikkei Asia, 14 janvier 2024.