Dans le cadre des 10 ans des Nouvelles Routes de la Soie, l’OFNRS mène divers entretiens avec des spécialistes. Aujourd’hui, nous abordons les relations de la Chine avec le Proche et le Moyen-Orient.
Pouvez-vous vous présenter et présenter vos intérêts de recherche actuels ?
Je suis Maître de conférences au Département de sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles où j’enseigne sur les matières chinoises, notamment la politique étrangère de la Chine. Mes angles de focalisation, outre l’étude de la politique étrangère générale et de sa formation, sont les espaces géographiques « non traditionnels » de déploiement de la politique étrangère de Pékin, c’est-à-dire les espaces que l’on considérait auparavant comme étant un plus périphériques.
Je travaille ainsi sur les relations entre la Chine et l’Asie centrale, le Caucase ou encore le Moyen-Orient. Dans les pays du golfe Persique, on a vu petit à petit que la Chine devenait un acteur commercial et un marché très important. Je me souviens avoir parlé il y a plusieurs années déjà d’une tendance à l’ « asianisation » du golfe Persique en raison des relations économiques et énergétiques croissantes que cette région avait développées aussi bien avec la Chine qu’avec d’autres grand pays comme la Corée du Sud, le Japon ou l’Inde. Cette tendance a continué de progresser, si bien qu’elle est plus attirée davantage du côté du pôle économique asiatique que de celui de l’Europe ou des États-Unis. Comme le relevait récemment un dossier de The Economist, selon le FMI, au cours des trois dernières décennies, la part des exportations du Moyen-Orient destinées à la Chine et à l’Inde est passée de 5 % à 26 %, alors que celle destinée à l’Europe et à l’Amérique a chuté de 34 % à 16 %. Cette évolution est liée en grande partie à l’appétit croissant de l’Asie pour le pétrole, qui reste le principal produit d’exportation de la région. Toujours selon The Economist, dans les années 1990, la Chine absorbait moins de 1 % des exportations de brut de l’Arabie saoudite et l’Inde moins de 3 %. En 2021, ces chiffres étaient de 28 % et 12 % !
Sur quoi portez-vous aujourd’hui votre attention lorsque l’on évoque le sujet des Nouvelles Routes de la Soie ?
Je pense que c’est le moment de dresser un premier bilan de ces Routes de la Soie. Il y a des réussites mais aussi des échecs parce que tout n’a pas été positif, aussi bien du côté de Pékin que de celui des pays récipiendaires. On pense par exemple aux questions d’endettement voire de surendettement auxquels nombre de pays ayant bénéficiés des prêts de la Chine dans le cadre de cette initiative sont aujourd’hui confrontés. Pour Pékin se dessine en contrepoint le souci de récupérer ses capitaux et les atteintes à son image. On peut également s’interroger sur le bilan de la BRI en terme environnemental et climatique, lorsque l’on constate par exemple qu’une partie substantielle des projets ont visés à l’exploitation des hydrocarbures ou à la construction de centrale au charbon à l’étranger, en contradiction avec le discours officiel chinois sur la nécessité d’établir une « civilisation écologique » (shengtai wenming). Un concept que Xi Jinping a pourtant fait inscrire dans la Constitution de la République populaire de Chine.
On voit par ailleurs émerger de nouvelles tendances comme l’accent que semble mettre le pouvoir chinois sur la « Route numérique de la Soie » (Digital Silk Road). S’agit-il simplement d’un complément de la BRI ou voit-on apparaître une nouvelle dimension fondamentale de ces Routes ? Étant donné l’intense compétition entre les États-Unis et la Chine dans le domaine des technologies, il pourrait s’agir d’une réorientation du projet de Pékin pour mieux résister à Washington et le concurrencer, mais aussi accroître son influence à travers le savoir-faire et la puissance technologique de la Chine. Il faut en effet garder à l’esprit que la RPC est devenue le plus grand fournisseur de technologies de communication au monde. Comme le notait J. Hillman, la société Huawei – qui est loin d’être le seul géant numérique chinois – « est présent(e) dans plus de 170 pays. Deux entreprises chinoises, Hikvision et Dahua, produisent près de 40 % des caméras de surveillance dans le monde. Le groupe Hengtong fournit 15 % de la fibre optique mondiale et est l’un des quatre fournisseurs mondiaux de câbles sous-marins, qui acheminent 95 % des données internationales. Le système mondial de navigation par satellite de la Chine, Beidou, offre une couverture plus étendue que le GPS américain sur 165 des capitales du monde ».
Certains en Chine présentent cette « route de la soie numérique » comme un « troisième segment » de la BRI aux côtés de la « ceinture économique de la route de la soie » et de la « route de la soie maritime du XXIe siècle ». Aux États-Unis, des chercheurs la présentent comme une « stratégie » bien conçue, créée non seulement pour exporter des produits et des services numériques chinois, mais surtout, pour reconfigurer les normes numériques « loin des valeurs libres et démocratiques » et promouvoir un modèle alternatif de gouvernance numérique – « l’autoritarisme numérique ». Pour eux, à travers ce projet, la Chine exécuterait donc « un plan à long terme visant à dominer l’espace numérique ». Cette vision d’une « route de la soie numérique » comme stratégie bien conçue n’est cependant pas partagée par l’ensemble des chercheurs. C’est en tout cas une question ouverte.
De plus, étant donné les investissements massifs que la Chine a consentis un peu partout dans le monde et la main-d’œuvre chinoise qu’elle utilise à l’étranger dans le cadre de la BRI, un autre axe sur lequel on constate des développements est celui de la sécurité. Il s’agit de protéger et les investissements et le personnel – notamment chinois – employés dans ces projets. Il y a donc un pan sécuritaire qui commence à poindre autour des Routes de la Soie, engageant des acteurs parfois inattendus comme des compagnies militaires ou de sécurité privées chinoises dont on a constaté le déploiement sur le terrain par exemple en Afrique ou dans certaines républiques centrasiatiques comme le Turkménistan. Là aussi, ces prémisses d’un essor d’un axe sécuritaire autour de la BRI constitue un développement qu’il est intéressant d’observer étant donné les conséquences qu’il pourrait avoir sur le terrain.
Finalement, on observe aussi un changement de discours de la part de Pékin autour des Routes de la Soie. À la suite des critiques qui ont émané de divers groupes (en interne en Chine, de la part des puissances régionales et même dans les pays sensés être les bénéficiaires de cette initiative), on constate que la Chine favorise des projets beaucoup plus petits, plus ciblés et qui engagent moins d’argent, si on les compare aux grands projets d’infrastructures promus au début de cette initiative. La Chine apprend de ses erreurs et doit aussi tenir compte de ses capacités financières après la pandémie de Covid-19, capacités qui ne sont plus exactement celles de 2015 ou 2016.
Quatre pays du Proche et du Moyen-Orient, l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes unis et l’Iran, ont été retenus pour rejoindre en 2024 le club sélectif des BRICS qui sont un regroupement de systèmes politiques très disparates.
On a l’air de discerner que l’enjeu serait moins celui de savoir qui pourrait encore accéder à cette alliance mais plutôt celui de qui assurera une forme de leadership sur le processus de décisions politiques.
D’après vous, la Chine en a-t-elle les atouts ?
En général, quand on a un groupement qui s’étend significativement, les experts identifient un risque de dilution. De plus en plus d’acteurs sont présents au sein des BRICS, chacun bien sûr avec des caractéristiques, des capacités, des attentes et des intérêts différents. Le différentiel de puissance entre les acteurs est aussi important. La multiplication des acteurs implique une diversification importante des intérêts à l’intérieur des BRICS et un accroissement de l’hétérogénéité du groupement. Cela peut aussi conduire à une perte de leadership clair ou même à la formation de groupements qui peuvent devenir concurrents à l’intérieur même de la structure.
D’un autre côté, les BRICS sont un pôle international qui peut apparaître comme une alternative aux Occidentaux. Pékin met bien l’accent sur cette dimension d’alternative à l’ordre international dominé selon lui par ces derniers. L’intégration de nouveaux États à la structure est dès lors présentée par la diplomatie chinoise comme une réussite puisqu’un certain nombre d’États cherchent à l’intégrer. Le message adressé aux Occidentaux est assez clair.
Mais reste la question de ce que les BRICS vont être capables de faire ensemble. La nature des systèmes politiques des membres par exemple ou la force des économies sont très différentes. On doit aussi relever la concurrence pour le leadership entre la Chine et l’Inde à l’intérieur des BRICS. Chacun des deux peut se présenter comme étant le leader naturel de ce Sud Global qu’ils aimeraient bien rassembler autour d’eux. Le cas russe, avec le président Vladimir Poutine qui est sous le coup d’un mandat d’arrêt international, place par ailleurs l’organisation dans une situation délicate.
Par ailleurs, la dynamique en œuvre rappelle des tentatives auxquelles on a déjà assisté il y a longtemps, à l’image de la conférence de Bandung (1956) qui marquait les prémices du mouvement afro-asiatique et du non-alignement, avec des États qui voulaient demeurer en dehors de la compétition entre les superpuissances, États-Unis et URSS à l’époque. Sauf qu’ici, à l’intérieur des BRICS, il y a la grande puissance qu’est la Chine qui conteste directement l’hégémon américain et qui essaie de regrouper ces pays autour d’elle. Je vois assez mal un certain nombre d’États, même à l’intérieur des BRICS, s’aligner automatiquement sur les positions chinoises. Cela risque d’être assez compliqué si bien que même si un certain nombre d’États sont intéressés aujourd’hui à rejoindre le forum, encore faut-il que celui-ci soit capable de produire des avancées réelles, positives pour ces pays, et d’aller de l’avant. La question est ouverte.
On a cru comprendre que la Chine avait beaucoup pesé dans la sélection des nouveaux admis.
Décelez-vous des prétentions stratégiques particulières de la part de la Chine vis-à-vis de la liste des pays retenus ?
Si l’on se penche sur les pays à qui on a proposé d’intégrer les BRICS en tant que première vague, on observe le respect d’une forme d’équilibre. Ce sont des pays qui se considèrent chacun comme une puissance régionale : l’Égypte au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, avec un passé très important de leadership dans le Sud Global, l’Éthiopie en Afrique de l’Est, un pays au passé également riche et jamais colonisé, l’Iran et l’Arabie Saoudite qui se considèrent comme les pays les plus important du golfe Persique et les Émirats Arabes unis qui ont des ambitions et font concurrence à l’Arabie saoudite.
De même que ce que l’on a observé dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, lorsque tout à coup l’Inde et le Pakistan sont entrés en même temps de manière à instaurer une sorte d’équilibre au sein de l’Organisation, on a l’impression d’observer la même logique pour les BRICS. Quoi qu’il en soit, cette stratégie a pour effet de renforcer le pôle BRICS par rapport notamment au système international dominé par les Occidentaux, tel que présenté par la rhétorique chinoise.
Vous écriviez en 2013 que le Moyen-Orient était considéré comme une zone stratégique marquée par un “vide de pouvoir”.
Est-ce un constat qui perdure ?
Une des explications de la pénétration chinoise dans cet espace, c’est justement le vide de pouvoir ou en tout cas, la perception d’un vide de pouvoir, dû notamment au refroidissement des relations que les États-Unis entretiennent avec des États importants du Moyen-Orient et à la priorité qu’ils ont mise sur l’Asie-Pacifique et qui a inquiété certains décideurs locaux.
Si on a bien observé des formes de désengagement de la part de différentes administrations américaines, il ne faut cependant pas exagérer en parlant de retrait, ce qui est excessif et surtout inexact. Il faut rester extrêmement prudent à ce sujet. Les relations et les accords sécuritaires et militaires restent bien en place. Et surtout, ni la Chine ni la Russie ne sont capables ou désireuses de remplacer les États-Unis en tant que garants de la sécurité du golfe Persique. Comme le remarquait récemment Dania Thafer, directrice exécutive du Forum international du Golfe, « aucun des États du Golfe ne pense que la Chine peut remplacer les États-Unis en tant que protecteur de la sécurité du Golfe ».
Pour autant, la priorité américaine est à l’heure actuelle l’Asie-Pacifique. La focalisation est sur la Chine et c’est justement cette focalisation américaine hors de leur région qui a décidé les États du Golfe à opérer une diversification de leurs partenariats en termes de politique étrangère. Bien que l’on soit très loin d’un abandon de la part des États-Unis, les pays de la région ont peut-être en tête le retrait de la Grande-Bretagne qui fût garante de la sécurité de la région pendant un siècle avant d’annoncer de manière abrupte son retrait (1968) et de se retirer rapidement ensuite (1971). Maintenant que les États-Unis regardent un peu ailleurs et sont eux-mêmes beaucoup plus autonomes en termes énergétique, il peut être assez logique pour les États du golfe Persique de se ménager d’autres possibilités et de développer des relations de proximité avec d’autres grands acteurs du système international. On regarde d’ailleurs beaucoup ce que fait la Chine avec ces pays, mais si l’on s’intéresse aux politiques étrangères de ces différents États, on observe que s’il cultive bien des relations avec Pékin qui évidemment est un très grand acteur, en même temps, ils diversifient aussi leurs relations et cultivent des rapports avec la Corée du Sud, avec le Japon, avec l’Inde, etc. On peut parler d’une politique étrangère multi-vectorielle où, même si elle est un acteur important, il n’y a pas que la Chine.
Le repositionnement qui s’est effectué correspond à la fois à une forme de retrait américain et à un refroidissement des relations entre les États-Unis et les pays du Golfe qui ont été échaudés par plusieurs événements. Durant les « printemps arabes », certains ont par exemple considéré que les États-Unis avaient abandonné des alliés traditionnels et historiques, comme l’Égypte. Les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite ont pour leur part été choqué du manque de réponse de l’administration américaine face à des attaques sur leur territoire dans le cadre de la guerre du Yémen, alors qu’ils considéraient qu’ils s’agissaient d’atteintes très graves à leur sécurité, à leur souveraineté et à leurs infrastructures économiques.
À partir de ce moment-là, on voit une forme d’autonomisation de ces pays en termes de politique étrangère, avec l’idée qu’il vaut peut-être mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Je pense que ces facteurs -aux côtés des intérêts économiques croisés et de l’intérêt de ces pays pour un acteur qui ne s’immisce pas dans les affaires intérieures, en clair qui ne critique pas leurs pratiques en matière de respect de droits de l’homme- explique l’occasion qui a été offerte à la Chine de pouvoir déployer davantage sa présence, certes avec des limites et toujours en reposant sur des piliers qui existaient déjà et qui se sont approfondis. Pour illustrer ce dernier point, vous remarquerez que le rôle sécuritaire de Pékin dans la zone reste marginal.
Selon vous, quelle symbolique doit-on accorder au rapprochement diplomatique de l’Iran et de l’Arabie saoudite sous l’égide de la Chine ?
Symboliquement, c’est un événement important puisque c’est la première fois qu’on a un accord de cette nature entre deux États considérés comme des rivaux au Moyen-Orient et qu’une forme de « guerre froide » régionale a opposé pendant plusieurs années. C’est une réussite diplomatique pour la Chine et en termes d’image puisque Pékin peut apparaître comme une puissance de bonne volonté, capable de mettre autour d’une table deux régimes aussi opposés. Cela rehausse son prestige et son image.
Cela dit, on peut s’interroger sur l’importance réelle de son rôle dans la conclusion de cet accord. La Chine, qui ne traîne pas de gros passif derrière elle dans la région, peut certes mieux jouer les intermédiaires ou les facilitateurs que les États-Unis, cependant, là où il ne faut pas se tromper, c’est que la négociation entre Riyad et Téhéran a en fait duré plusieurs années (depuis 2021). Ce fut d’abord sous l’égide du Premier ministre irakien, puis d’autres acteurs comme Oman que les deux pays ont discuté. Finalement, la Chine n’est intervenue semble-t-il qu’au stade finale de la négociation et a ensuite bien mis en scène la conclusion de l’accord. Une bonne campagne de communication en résumé.
Ce qui est intéressant à retenir, c’est que la Chine entretient des relations correctes avec les deux acteurs pourtant très opposés. Ceci s’explique parce que Pékin est un partenaire – commercial notamment – très important pour les deux pays. La conclusion de l’accord s’explique pour sa part surtout par l’intérêt majeur de Riyad et de Téhéran à conclure une forme de trêve entre eux afin de pouvoir mieux se concentrer sur des questions internes très importantes pour les deux régimes. C’est donc une conjonction d’intérêts qui explique ce rapprochement, plus qu’un rôle vraiment très actif de la part de la Chine. Pékin a surtout mené une diplomatie habile en surfant sur cette volonté de rapprochement entre Riyad et Téhéran pour ensuite orchestré un coup diplomatique. Pour autant, la conclusion de l’accord à Pékin peut être considérée comme le symbole d’une Chine plus présente dans la région qu’elle ne l’était il y a 10 ou 15 ans.
Les corridors maritimes peuvent présenter des enjeux en termes de sécurité, notamment lorsque l’on pense au détroit de Bab-el-Mandeb.
La Chine est-elle prête à s’investir sur le plan sécuritaire dans la région ?
La Chine s’est investie depuis un certain nombre d’années en participant aux opérations anti-piraterie dans la zone de la mer Rouge et de l’Océan Indien. Elle a également ouvert sa première base militaire à l’étranger à Djibouti. Pékin a à cœur la question sécuritaire du point de vue de la protection des routes commerciales et du transport des matières premières, notamment les hydrocarbures.
De plus, elle entend aussi assurer de manière croissante la protection de ces nationaux à l’étranger. Pékin a été pris au dépourvu lors d’événements récents où il a dû organiser très rapidement l’évacuation de milliers de ressortissants depuis la Libye ou le Yémen. Étant donné la diversification de ses intérêts et l’importante présence chinoise en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs, les missions de l’Armée Populaire de Libération ont été étendues, notamment à la protection des nationaux à l’étranger.
Néanmoins, la Chine est prudente jusqu’à présent. Elle ne dispose pas du tout du même système d’alliance que les États-Unis. Si ces derniers possèdent de l’ordre de 750 bases/accès/facilités militaires répartis un peu partout dans le monde, la Chine ne compte actuellement que la base de Djibouti.
De plus, la Chine aurait-elle vraiment intérêt à déployer un tel système, très coûteux ? Aujourd’hui, la sécurité des transports maritimes d’hydrocarbures depuis le golfe Persique par exemple est assurée par les États-Unis, et ce en fait gratuitement pour Pékin. La Chine a certes désormais des investissements conséquents dans des pays qui ne sont pas forcément très stables. Elle pourrait être amenée à intervenir en cas de crise. C’est sans doute un des facteurs qui expliquent son intérêt à la création de la base de Djibouti. On a aussi évoqué dans le cadre de la BRI le déploiement de compagnies de sécurité privées.
Les pays du Conseil de Coopération du Golfe représentent une part de plus en plus importante des importations énergétiques chinoises. Dans le même temps, la Chine est généralement le premier partenaire économique de ces pays.
Pourrait-on entrevoir une relation d’interdépendance ?
Il y a des formes d’interdépendance dans le sens où jusqu’à présent, l’économie chinoise a besoin de pétrole et de gaz, deux productions majeures des économies des pays du golfe Persique. Les États producteurs du golfe Persique assurent de l’ordre 50% des importations chinoises de brut et dans l’autre sens, la Chine est souvent leur premier marché d’exportation. Du point de vue chinois, la zone est donc vitale même si Pékin a fait des efforts de diversification de ses approvisionnements. Sur le fond, aucune autre région du monde ne peut jouer pour la Chine le même rôle que celui que joue aujourd’hui le golfe Persique dans ses approvisionnements en pétrole.
La capacité d’investissement des pétromonarchies pourrait aussi être utile à Pékin face au ralentissement des investissements étrangers en Chine, notamment en provenance des Occidentaux. La Chine est aussi intéressée par ces capitaux moyen-orientaux pour la poursuite de la BRI. Étant donné ses difficultés économiques, elle dispose de moins de ressources à consacrer à l’initiative et chercherait à faire financer ses projets en coopérant avec d’autres acteurs. C’est d’ailleurs peut-être l’un des facteurs expliquant l’intégration rapide de pays comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite au sein des BRICS.
Parallèlement, la Chine est aussi une puissance technologique qui pourra fournir des technologies vertes utiles aux pays du Golfe dans le cadre de la transition post-pétrole de leur économie. Signe de l’intérêt pour la Chine, tandis que les instituts/classes Confucius sont en perte de vitesse dans tout le monde occidental, ils se développent au contraire dans les pays du Moyen-Orient. L’acteur chinois bénéficie d’une image plutôt positive dans la région. Il y a aussi dans l’opinion publique une sorte de fatigue d’un point politique liée aux échecs aussi bien islamistes que démocratiques. Étant donné les difficultés, c’est le développement économique qui intéresse les populations et dans ce contexte, la Chine peut apparaître comme une sorte de modèle. Et ce, même si ce « modèle » relève plus de l’image que de la réalité puisqu’en Chine aussi les problèmes économiques sont aujourd’hui nombreux et profonds et les inégalités sociales demeurent criantes. Il y a en fait pas mal d’ignorance par rapport à l’état actuel de la Chine et aux limites de son « modèle » économique.
Par ailleurs, il existe aussi des convergences entre les régimes politiques très conservateurs du Golfe et la Chine. Ces derniers sont sensibles au discours chinois sur la non-ingérence, sur la stabilité sociale, la lutte antiterroriste ou le développement économique qui passerait avant les libertés politiques par exemple. Comme on l’a déjà souligné cependant, la Chine n’est pas le seul acteur et il faut tenir compte de leur recherche de diversification de leur partenariat. Pour les pays de Golfe, il y a des choses à faire avec la Chine, et d’autres à faire avec les Occidentaux…
Vous avez depuis un certain nombre d’années beaucoup écrit sur le sujet de l’Iran. Vous insistez sur le fait que l’Iran et la Chine ne sont pas des alliés mais des partenaires. Vous dites aussi que ces deux pays sont complémentaires.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Par ailleurs, la Chine obtient de l’Iran des tarifs dégressifs sur les prix des barils tout en continuant à nourrir ses relations avec les pétromonarchies du Golfe.
La Chine profite-t-elle de la situation de faiblesse de l’Iran sur la scène internationale ?
L’Iran, étant donné sa position internationale et son isolement relatif par rapport aux Occidentaux, s’est lui-même placé dans une position où il n’a pas la possibilité qu’a l’Arabie Saoudite de pouvoir jouer le jeu de la concurrence entre les États-Unis, la Chine ou l’Union européenne. La Russie s’est placée dans la même position du fait de son invasion de l’Ukraine. Ces pays sont devenus beaucoup plus dépendants de la relation avec la Chine et se crée alors une asymétrie qui peut être exploitée par Pékin et par les compagnies chinoises.
Cette asymétrie a quand même des limites puisqu’il y a des formes de résistances locales et que les entreprises chinoises restent très prudentes pour ne pas tomber sous le coup des sanctions. Avec l’Iran, il y a des formes d’exploitation – Pékin achète du pétrole iranien avec une forte remise par exemple -, mais ce pays est en même temps un partenaire utile que l’on peut opposer aux Occidentaux. La Chine peut calibrer ses relations avec l’Iran pour leur envoyer un message et pour obtenir par exemple des concessions sur d’autres dossiers plus importants pour elle.
C’est donc une instrumentalisation, mais d’un autre côté, il y a aussi de vraies convergences. La Chine est un partenaire économique majeur pour Téhéran. Et même s’il y a ces formes d’exploitation, la relation bénéficie au régime iranien puisque Pékin offre des bénéfices économiques lui permettant de mieux résister aux sanctions américaines. Au premier semestre 2023, de l’ordre de 80% des exportations pétrolières iraniennes ont ainsi pris le chemin du marché chinois…
La Chine est donc un pays qui rend à l’Iran des services qu’aucun autre pays ne peut lui offrir. Il y a aussi des convergences très idéologiques puisque ce sont deux régimes qui promeuvent un ordre international multipolaire et post-occidental. La relation avec la Chine fait partie d’une dimension majeure de la politique étrangère iranienne sous Raïssi : la politique dite du « regard vers l’Est » (Negah Beh Sharq).
Pour conclure, y-a-t-il un aspect dont nous n’avons pas discuté que vous croyez bon de mentionner ?
Premièrement, bien que ce soit l’Iran que l’on présente souvent comme le partenaire numéro un de la Chine au Moyen-Orient en raison notamment de la signature médiatisée en 2021 d’un accord de « partenariat stratégique global » estimé à 400 milliards US$, les chiffres en termes d’échanges économiques révèlent qu’en fait la Chine a actuellement beaucoup plus d’échanges avec des pays comme l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis. C’est aussi dans ces pays-là qu’elle concentre ses investissements, ce qui en fait le cœur de la présence chinoise dans la région.
Deuxièmement, si l’on prend la somme totale des investissements chinois et des accords de de construction qui ont été conclus avec l’ensemble des pays du Golfe (Iran et Irak compris) entre 2005 et la mi-2023, ils ne représentent qu’environ 8 % du total des investissements et des projets de construction chinois dans le monde pour cette période. Cela relativise tout même un peu le battage actuel autour de la présence chinoise dans cette zone.
Ces ordres de grandeur, nous montrent que si le Moyen-Orient occupe une place non-négligeable, il ne représente qu’une fraction des investissements chinois et du commerce de la Chine dans le monde. Là où le Moyen-Orient -et la zone du Golfe en particulier- est conséquent en termes de chiffres, c’est en revanche au niveau énergétique -pétrolier pour être encore plus précis- comme nous l’avons souligné.

Propos receuillis par Alicia Tintelin, Cheffe du Pôle Proche-Orient à l’Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie (OFNRS)