Cet article est une introduction historique des relations diplomatiques entre la Chine et la Thaïlande, permettant de mieux comprendre le temps long qui mène à l’intégration aux nouvelles routes de la soie. Celle-ci sera traitée dans dans un dossier sur les relations bilatérales et des interviews avec des chercheurs, publiés à la rentrée de septembre 2023.

Lors de la visite du Premier ministre chinois, Zhu Rongji, en Thaïlande en mai 2001, ce dernier a déclaré qu’il s’agissait d’une « visite familiale à un parent »[1], démontrant que l’amitié sino-thaïlandaise est « comme une amitié entre frères »[2]. Les relations traditionnelles entre la Chine et la Thaïlande remontent au XIIIe siècle, quand le royaume de Sukhothai a noué des relations tributaires avec la dynastie mongole des Yuan avant d’être suspendu en 1882 lorsque la Thaïlande a renoncé à ses obligations envers l’empereur chinois. Après la fondation de la République populaire de Chine (RPC) en 1949, les Thaïlandais sont convaincus que la principale menace pour la sécurité est le communisme international monolithique exercé par la RPC qui sert de modèle aux communistes vietnamiens, ennemi historique de la Thaïlande[3].

Les deux voisins ont toutefois tenté d’entamer un dialogue par l’intermédiaire de deux missions secrètes envoyées par le Premier ministre Phibun Songkhram[4] (1897-1964) en décembre 1955 en Chine. Lors de ces rencontres, les Chinois assurent aux Thaïlandais qu’ils ne recherchent que des relations pacifiques et coopératives et Zhou Enlai[5] (1898-1976) est allé jusqu’à suggérer la signature d’un traité de non-agression entre les deux Etats[6]. Bien que cela ne se soit pas produit, la Chine fait des efforts pour attirer la Thaïlande dans la « zone de paix » et accepte d’acheter, au courant de l’année 1956, pour 20 millions de dollars, du tabac thaïlandais en guise de geste d’amitié[7].

Néanmoins, les relations sino-thaïlandaises atteignent leur point le plus bas en 1960 lorsque la Chine a apporté un soutien moral et matériel à la politique de guérilla du Parti communiste thaïlandais (CPT) contre le gouvernement de Bangkok. Face à cet engagement, la Thaïlande renforce sa coopération avec les Américains ; en plus de l’accord Rusk-Thanat[8] en 1962 ainsi que le lancement de la radio Voice of the People of Thailand[9] depuis le sud de la Chine, la Thaïlande envoie des troupes dans le sud du Vietnam dans le cadre du programme « many flags » du président Lyndon Baines Johnson[10] (1908-1973) en septembre 1967, consistant à soutenir l’effort de guerre américain par des pays tiers. À son tour, la Chine considère la Thaïlande comme un élément de la politique d’endiguement des Etats-Unis et la menace de devenir « un second Vietnam » si elle ne met pas fin à son engagement avec les Américains[11].

Plus tard, en septembre 1972, la Chine invite la Thaïlande à envoyer une équipe de ping-pong aux championnats de l’Union asiatique de tennis de table se déroulant à Pékin. Conscients du rôle de la « diplomatie du ping-pong » dans l’ouverture des relations entre les États-Unis et la Chine, les Thaïlandais nomment Prasit Kanchanawat (1915-1999), membre du Conseil national exécutif contrôlé par les militaires et chargé des affaires économiques, à la tête de la délégation[12].

Prasit Kanchanawat rencontre Zhou Enlai

Dans le cadre de cet événement, Prasit s’est vu expliquer que la Chine souhaite par dessus tout des relations pacifiques avec la Thaïlande. La Chine incite également à des échanges commerciaux et culturels sans pour autant intervenir dans les affaires intérieures de la Thaïlande, notamment en ce qui concerne le soutien chinois à l’insurrection du CPT. Dans l’objectif de lancer les relations commerciales, la proclamation révolutionnaire n° 53, interdisant le commerce avec la Chine depuis 1959, a été modifiée pour permettre le commerce par l’intermédiaire d’un organisme gouvernemental[13]. De plus, les manifestations organisées par les étudiants en octobre 1973 conduisent à la chute du gouvernement militaire et par conséquent, au retour d’un régime civil bien plus ouvert à l’égard des relations avec la Chine. Le gouvernement chinois manifeste aussi son désir d’entretenir des relations amicales avec la Thaïlande en proposant de lui vendre 50 000 tonnes de gazole à des « prix d’amitié » durant la crise pétrolière de 1973[14].

Ce processus de normalisation sino-thaïlandais a continué à se développer en 1974 et en 1975 avec l’accession de Kukrit Pramoj[15] (1911-1995) au poste de Premier ministre en Thaïlande. Après une série de visite en mai et juin 1975, Kukrit s’est rendu à Pékin pour signer le communiqué conjoint avec Zhou Enlai établissant les relations diplomatiques. Cette décision de la Thaïlande de normaliser ses relations avec la Chine s’explique notamment par la violence accrue des forces vietnamiennes qui, dès le 25 décembre 1978 s’attaque au Cambodge et chasse le régime Khmer rouge de Pol Pot de Phom Penh. Plus précisément, le Vietnam est déterminé à renverser ce gouvernement politique qui exprime obstinément son indépendance au Cambodge[16]. La Thaïlande, en tant « qu’Etat de première ligne »[17] confronté à une menace militaire émanant des voisins vietnamiens et cambodgiens, accepte sans hésitation la promesse d’assistance chinoise en cas d’agression extérieure.

Kukrit Pramoj rencontre Mao Zedong

En ce sens, la Chine exprime son opposition à la domination vietnamienne dans tout l’Indochine par une action militaire menée en février 1979 ; les Khmers rouges et les autres forces de résistance anti-Phnom Penh, soutenus par la Chine, ont utilisé la frontière thaïlandaise comme un sanctuaire actif et une source de réapprovisionnement en matériel[18].

Dans l’initiative de renouer ses liens avec la Thaïlande, la Chine réduit son soutien aux efforts insurrectionnels du Parti communiste thaïlandais dont les activités ont atteint un sommet en 1977-1978 avant de s’effondrer suite à l’invasion vietnamienne du Cambodge. Au lieu de cela, la Chine cherche à collaborer avec la Thaïlande pour créer un front nationaliste unifié contre la menace vietnamienne en entretenant des relations constructives d’État à État avec son voisin. Si le Premier ministre Zhao Ziyang[19] (1919-2005) a annoncé ouvertement, lors de sa visite à Bangkok en février 1981, le changement de soutien de la Chine aux activités insurrectionnelles des communistes thaïlandais, elle maintient la possibilité de rétablir son soutien dans le cas où la Thaïlande irait à l’encontre des intérêts du peuple chinois[20].

Comme le déclare le ministre des affaires étrangères Qian Qichen[21](1928-2017) en 1994, ces « relations amicales de bon voisinage et la coopération mutuellement bénéfique »[22] entre les deux pays se poursuivent, mais elles reposent plus largement sur des intérêts économiques et politiques partagés. Les échanges entre la Chine et la Thaïlande sont passés d’un peu moins de 1,4 milliard de dollars américains en 1990 à près de 8,5 milliards de dollars américains en 2002 et à 17,3 milliards de dollars américains en 2004[23]. Cela s’explique par la mise en œuvre d’un accord bilatéral de libre-échange (ALE) dans le domaine des fruits et légumes le 1er octobre 2003, auquel s’étend l’ALE bilatéral au poisson et aux produits laitiers en 2004 ainsi qu’aux industriels en 2005. D’autres indicateurs peuvent souligner cette relation amicale ; la RPC a contribué à hauteur d’un milliard de dollars au renflouement international de la Thaïlande après le début de la crise financière en 1997, démontrant un geste généreux, symbole de l’amitié étroite de la Chine avec les Thaïlandais. En signe de gratitude, la Thaïlande fait également un don de 10 000 dollars à la Chine en 1998, lorsque la RPC est à son tour dévastée par les pires inondations qu’elle ait connues depuis 50 ans[24].

Visite de Jiang Zemin en Thaïlande, alors Président de la République de 1993 à 2003

Au cours des années 1990 et au début des années 2000, la force de l’amitié sino-thaïlandaise a été démontrée par la fréquence des visites officielles de haut niveau. Les membres de la famille royale thaïlandaise ont effectué plus de 15 visites en Chine au cours de cette période, avec en point d’orgue la visite de la reine Sirikit[25] en octobre 2000. La signature du Plan d’action, le 5 février 1999, est plus significatifs encore. L’objectif de ce document étant d’établir une feuille de route pour la coopération politique, économique, culturelle, sociale, sécuritaire et diplomatique entre les deux pays, avant d’ouvrir la voie à des accords similaires avec tous les membres de l’ASEAN. Afin d’atténuer les inquiétudes face à l’essor chinois – qui a atteint son paroxysme au milieu des années 1995, à la suite de l’occupation par la Chine du récif Mischief et de la crise de Taïwan en 1995-1996 –, la RPC souhaite avoir un ami proche en Asie du Sud-est pour servir de pont avec le reste de la région[26]. Ainsi, le Plan d’action signé en 1999 permet à la Chine de promouvoir des liens économiques plus étroits avec l’ASEAN par le biais du succès dans les relations économiques avec la Thaïlande, ce qui permet d’anticiper le terrain à un ALE Chine-ASEAN.

Les grandes étapes des relations diplomatiques entre la Chine et le Thaïlande, avant les années 2000

De son côté, la Thaïlande tire profit de son amitié avec la Chine montante sur le plan politique, économique et sécuritaire. À de nombreuses reprises au cours des années 1990, la Thaïlande fait pression à la Chine pour accroître ses investissements afin d’aider les secteurs en difficulté de l’économie thaïlandaise. La Thaïlande cherche aussi à s’assurer de l’influence chinoise auprès d’autres pays du tiers-monde dans le but de faire élire Supachai Panitchpakdi[27] au poste de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce en 1999, alors même que la RPC n’était pas encore membre de cette institution[28]. L’influence chinoise se traduit aussi auprès de la Birmanie où les Thaïlandais consultent assidûment la Chine pour obtenir son soutien à la « feuille de route » proposée pour résoudre la crise en Birmanie en 2003, suite à la détention par le régime de la dirigeante de l’opposition Aung San Suu Kyi[29]. Bien que la Birmanie choisisse sa propre « feuille de route » plutôt que celle proposée par la Thaïlande, les Thaïlandais persistent dans leurs efforts pour amener les Chinois à jouer un rôle clé en les consultant sur les événements en Birmanie.

Depuis 2012, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Thaïlande. La position carrefour de la Thaïlande entre les routes Nord/Sud (Yunnan vers la péninsule malaise et Singapour), les routes Est/Ouest (Guangxi vers le Myanmar) et dans la région du Grand Mékong, apparaît comme le corridor de communication essentiel pour une infrastructure intercontinentale de transport connectant l’Asie à l’Europe[31].


Par Nutnaree Panich, analyste stagiaire Asie du Sud-Est à l’OFNRS