Le “Global Gateway” (“Portail Mondial”, en chinois “全球门户投资计划”), lancé par la Commission Européenne, a été annoncé par la présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen le 15 septembre 2021, lors de son discours sur l’état de l’Union. Cette stratégie consiste à mobiliser jusqu’à 300 milliards d’euros de fonds publics et privés d’ici à 2027, afin de financer des projets d’infrastructure dans le monde, et a été qualifiée de “réponse européenne à l’influence chinoise”[1]. Le projet rassemble en outre les ressources de l’UE, des 27 Etats membres, des institutions financières européennes et des institutions nationales de développement, ainsi que des investissements du secteur privé. Le document officiel souligne ainsi que : «les investissements dans le numérique, la santé, le climat, les secteurs de l’énergie et des transports, ainsi que l’éducation et la recherche, seront une priorité»[2].

L’ambition n’est pas nouvelle ; déjà le 18 et 19 octobre 2018, lors du 12e sommet Asie-Europe ayant réuni à Bruxelles les chefs de gouvernement européens et de plusieurs pays d’Asie, la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini avait dévoilé un programme stratégique européen sur la connectivité entre l’Europe et l’Asie. L’objectif de ce “Plan Européen” était ainsi d’exporter en Asie les succès de l’Union Européenne en matière de connectivité en Europe, en mettant en avant une “voie européenne basée sur le développement durable, la circulation des personnes, des biens, des services et du capital, ainsi que le respect des règles internationales”[3]. Une des priorités de ce plan était ainsi de développer le réseau transeuropéen (TEN-T) dans six états d’Europe de l’Est et du Caucase (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan) pour les relier aux autres corridors économiques asiatiques. Le document officiel prévoyait également l’approfondissement des relations bilatérales avec la Chine.

Mais le nouveau projet européen relève de différents enjeux ; il a notamment été avancé qu’il s’agissait d’une “alternative à la stratégie chinoise des Nouvelles Routes de la Soie”, se présentant comme un modèle de respect des droits humains. La présidente de la Commission européenne déclarait ainsi lors d’une conférence de presse “ «Nous voulons des projets qui soient mis en oeuvre avec un haut niveau de transparence, de bonne gouvernance et de qualité» [4].
Un projet qui semble donc comparable aux nouvelles routes de la soie ; construction de corridors de transport, de lignes de transmissions électriques, de câbles à fibres optique en Afrique et en Amérique Latine[5]. De plus, la Commission européenne souligne que le Global Gateway est fondé sur les principes de durabilité, de protection du climat et de numérisation, ainsi que la relation entre l’UE et les pays bénéficiaires sera une relation d’égalité et d’engagement basée sur des procédures transparentes et le respect des valeurs démocratiques. Il s’agit également, comme le fait la Chine avec la 5G, de mettre en œuvre des normes mondiales dans certains secteurs.
Cependant, les investissements dans le cadre du Global Gateway se concentrent sur la numérisation, la protection du climat et les énergies alternatives, et a pour ambition de renforcer les chaînes d’approvisionnement industrielles reliant l’UE et le reste du monde, ainsi que de soutenir les pays pauvres et en développement dans leur lutte contre le changement climatique. De la même manière, le programme d’investissement n’exclut pas les pays qui font déjà partie de l’initiative la Ceinture et la Route ; les pays intéressés peuvent en même temps y participer. Les fonds seront levés par des institutions affiliées à l’UE, telles que la Banque européenne d’investissement, les gouvernements des États membres, les institutions financières privées etc.
Existe t-il des complémentarités entre les deux projets ?
Ainsi, ce plan mis en place par l’Union européenne aurait la possibilité de faire de l’UE un acteur géopolitique plus efficace, tout en constituant une option attrayante en plus de la BRI chinoise. La stratégie définie par l’UE prévoit de réaliser des investissements pour renforcer les infrastructures énergétiques, numériques, sanitaires, éducatives et de transport dans les pays sous-développés. Interrogé à propos du plan européen, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères Wang Wenbin avait souligné qu’il existe un vaste de champ de coopération dans le domaine des infrastructures mondiales et qu’il n’est pas question que les diverses initiatives en la matière se fassent concurrence ou se remplacent. Ce monde a besoin, selon lui, de construire des ponts au lieu de les démolir, et d’être mutuellement bénéfiques au lieu d’être fermés et exclusifs[6].

Ainsi, malgré l’opposition directe que semble constituer le nouveau plan européen à la BRI, les deux initiatives peuvent au contraire être bénéfiques l’une pour l’autre ; en instaurant une concurrence entre plusieurs projets, la BRI pourrait ainsi être amenée à être améliorée dans le but d’être plus compétitive. Du côté européen, il s’agit d’une occasion d’augmenter la connectivité mondiale de l’Union et de collaborer dans ce domaine avec la Chine. De même, le manque d’infrastructures étant vraiment important dans les pays en développement, la diversité et grande quantité d’initiatives mises en place ne peut être que bénéfique pour les populations concernées[7].
Dans ce but, la Commission européenne a ainsi fait part de sa volonté de collaborer avec des partenaires partageant les mêmes idées pour promouvoir les investissements dans une connectivité durable. A ce titre, elle rappelle sa collaboration avec l’initiative américaine intitulée “Build Back a Better World” lancée par Joe Biden à l’occasion du G7 en juin 2021.
Le Global Times, journal chinois, encourage également la coopération et rappelle l’impact de la pandémie et le caractère transnational des défis à relever, aussi bien sanitaire que les besoins de développement, ainsi que la collaboration entre la Chine et l’Union Européenne ayant permis de fournir des vaccins aux pays pauvres, notamment à travers le système COVAX[8]. De même, le 20e Sommet entre la Chine et l’Union Européenne a eu pour résultat de rappeler, des deux côtés, l’importance des échanges avec l’Afrique et de l’éradication de la pauvreté sur le continent. Ainsi, les initiatives multilatérales sont les bienvenues pour atteindre ce but. Le journal note donc que malgré des intérêts commerciaux divergents, la passerelle mondiale de l’Europe peut compléter la BRI proposée par la Chine. Il est ainsi vital que la compétition commerciale ne prenne pas une dimension de confrontation, mais réponde au contraire aux attentes de prospérités des citoyens des pays dans le besoin[9]. “Nous devrions étudier les moyens de combiner les technologies avancées des États membres de l’UE, les capacités de production avantageuses de la Chine et les besoins considérables des pays hôtes en matière d’infrastructures, et explorer conjointement les moyens d’élargir les sources de financement des infrastructures, afin de parvenir à une qualité et une durabilité élevées dans la construction de projets d’infrastructures internationaux” souligne ainsi un second média chinois[10]. Un lobby européen, BusinessEurope, a déclaré que l’Union Européenne devait continuer à “coopérer avec la Chine pour déterminer les corridors prioritaires afin d’éviter d’éventuels goulots d’étranglement”[11].

Exemple de cette complémentarité et de cette recherche de compétitivité entre les plans, Jonathan Hillman, chercheur au Centre d’études stratégiques et internationales, évoque l’écologie, l’un des avantages comparatifs du Global Gateway ; selon lui, des groupes locaux dans certains pays, comme au Kenya, se sont mobilisés contre des projets chinois à cause des normes environnementales qui ne les satisfaisaient pas. Le Global Gateway pourrait ainsi combler ce déficit, en promouvant des initiatives plus respectueuses de l’environnement.
Une concurrence pour les Nouvelles Routes de la Soie ?
En quoi le projet européen de 300 milliards d’euros est-il également perçu comme une concurrence au projet des nouvelles routes de la soie, lancé par Pékin en 2013, qui culmine pour l’instant à plusieurs centaines de milliards d’euros d’investissement, visant à développer les infrastructures terrestres et maritimes pour mieux relier la Chine à l’Asie, l’Europe et l’Afrique ? Peut-on voir dans la mise en place du Global Gateway une critique et une réponse à l’initiative chinoise ? Si la coopération a été largement encouragée, du côté européen comme chinois, des critiques persistent quant à l’origine et aux buts du projet européen. Un rapport de la BBC témoigne des propos d’Andrew Small, chargé de recherche transatlantique au German Marshall Fund (GMF) qui déclare que l’initiative Global Gateway n’existerait pas sans l’initiative “Une Ceinture, une Route”[12].
Il faut tout d’abord rappeler la méfiance, très partagée en Occident, qui entoure le projet chinois ; le qualifiant d’outil d’influence de la Chine sur les pays pauvres, reprochant à Pékin d’inciter les pays émergents au surendettement, critiquant les appels d’offre non transparents, soupçonnant des pratiques de corruption, dénonçant le non-respect des droits humains, sociaux et environnementaux[13].
De même, l’intérêt et la participation de certains pays européens comme le Portugal, la Grèce, la Hongrie, l’Estonie ou encore l’Italie à la BRI avaient engagé la méfiance de l’UE[14]. Sont également relevés le manque d’ouverture du projet aux entreprises étrangères, l’influence politique de la Chine[15], ou encore les investissements chinois dans les secteurs stratégiques nationaux. Ainsi, il est simple de déceler une référence à la BRI et au “piège de la dette” dans les mots de la commissaire exécutive de l’UE chargée de la coopération internationale, Jutta Urpilainen, qui déclare “la passerelle mondiale n’est pas une question de dépendance unilatérale, mais de création de liens durables et solides pour ouvrir un nouvel avenir”[16] .
Par ailleurs, une des principales différences avec le projet chinois est la volonté de l’Union européenne de promouvoir des “valeurs universelles” et une “approche éthique” à travers ce projet de connectivité, comme les droits de l’Homme et la démocratie.
Si comme évoqué plus tôt, le discours chinois a pu être engageant et promouvoir la coopération, de nombreuses critiques se sont également élevées. Le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Wang Wenbin, a en outre réagi à ces accusations et déclaré qu’au cours des années écoulées depuis le lancement de la BRI, l’initiative avait toujours adhéré au concept de développement de haute qualité, négocié, construit et partagé conjointement, porteur de normes élevées et durables, apportant des preuves tangibles aux populations des pays participants[17].
D’autres médias rapportent les potentielles oppositions et enjeux opposés à la BRI. Le Global Gateway viserait en outre des pays européens qui ont déjà reçu des offres d’investissement de la Chine ; la Bosnie, l’Albanie et la Turquie (celui-ci prévoyant la création d’un réseau de transport européen entre ces trois pays), ou l’Italie et la Grèce (dont il propose le développement portuaire), bien que l’Italie ait déjà signé un protocole d’accord pour participer à “la Ceinture et la Route”[18]. D’autres médias chinois relèvent le fait que l’Europe et les Etats-Unis ont qualifié la BRI chinoise de tentative de réduire les pays sous-développés à des vassaux économiques chinois en vue de l’hégémonie mondiale de la Chine[19].
Certaines critiques dans le cadre d’une potentielle concurrence sont vives ; le plan est qualifié d’initiative européenne de mettre en avant son “agenda démocratique”, ou est encore au stade embryonnaire, alors que la Chine “investit vraiment”[20]. Dans ce sens, certains dirigeants européens soulignent qu’il s’agit d’une “lettre d’intention, une déclaration politique” envoyant un message fort à la Chine en mettant l’accent sur la démocratie, mais qu’il reste encore fort à faire.
Il est cependant nécessaire de soulever le fait que le choix entre les différentes approches, occidentales ou asiatiques, revient aux pays qui souhaitent participer ; l’attractivité de la BRI ne sera pas remise en question par les pays qui ne veulent pas des conditions démocratiques du Global Gateway, et préfèreront se tourner vers les acteurs chinois ou russes pour trouver des financements sans conditions d’ouverture politique. D’autres observateurs européens soulignent le fait que la Chine se concentre sur les partenariats publics-privés et tient davantage compte des besoins locaux[21].
D’autres reproches sont faits au plan européen, notamment le fait que l’UE a une réglementation excessive du marché et trop d’exigences lors de l’approbation du déblocage des fonds, en faisant ainsi une source de financement à laquelle il est plus difficile d’accéder, contrairement au projet des nouvelles routes de la soie.

Enfin, certaines critiques sont plus fortes et pointent du doigt la dimension idéologique du Global Gateway. Le site China’s Diplomacy in the New Era souligne dans son article “Afin d’être une passerelle mondiale, il faut oublier le camp démocratique”[22] que parler de développement mondial à partir d’injonctions démocratiques est “naturellement peu utile et entrave même le développement mondial”. Face à ce “soft power occidental”, qui indique aux pays bénéficiaires un processus de démocratisation à suivre, le monde est en réalité “un endroit riche et varié, avec des histoires, des cultures, des religions et des niveaux de développement différents, et le choix des systèmes nationaux et sociaux relève de la liberté de chaque pays et de chaque peuple”. Selon ce point de vue, aucun pays ne serait prêt à changer sa constitution ou modifier son système politique selon les normes de l’investisseur afin de recevoir des investissements. La priorité de ces pays est au contraire de réaliser leur développement et de résoudre leurs problèmes de subsistance. L’article finit par évoquer le pillage de l’Afrique effectué par les puissances européennes lors de la colonisation, région qui maintenant par le biais du Global Gateway font de l’Afrique une zone d’investissement prioritaire. Or, il est important que les investisseurs trouvent des moyens de développement adaptés aux spécificités de chaque pays afin de parvenir à la construction d’une nation riche et puissante, plutôt que “d’instiller d’abord de vains concepts de démocratie et de liberté”. D’autres médias chinois soulignent ainsi le fait que l’Union Européenne doit chercher des moyens de coopérer efficacement avec l’initiative “Belt and Road”, plutôt que de tracer des lignes idéologiques et de s’engager dans une confrontation entre cliques. “C’est l’approche qui profitera réellement à tous les pays du monde et qui est la plus proche du succès”[23].
L’actualité récente apporte de nouveaux évènements qui permettent de comprendre cette concurrence plus ou moins assumée entre les deux initiatives. D’abord à travers la décision du nouveau gouvernement italien élu, qui a vu Giorgia Meloni, chef du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia accéder au poste de Première Ministre italienne, de ne pas renouveler la participation de l’Italie à l’initiative des nouvelles routes de la soie. Selon elle, la priorité devrait être donnée au Global Gateway. Rappelons que l’Italie avait été le premier pays du G7 à signer un protocole d’accord (Memorandum of Understanding) avec la Chine en mars 2019. Il est intéressant de noter qu’une des raisons pour lesquelles l’Italie se tourne vers le plan européen est que les accords signés entre les deux pays n’ont pas abouti à des projets concrets, alors même qu’ils avaient pour but d’améliorer la connectivité entre les deux pays en collaborant avec la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) pour financer divers projets.

Par ailleurs, les Etats-Unis également avaient lancé lors du G7 de juin 2021 leur propre Global Gateway, surnommé “Build Back a Better World”. Le “Partnership for Global Investment and Infrastructure” est une réactualisation de ce plan. Présenté à l’occasion du G7 2022, il a pour but de mobiliser 600 milliards de dollars de prêts et de subventions pour des “projets d’infrastructure durables et de qualité dans les économies en développement et émergentes” et vise à fournir des investissements indispensables à la réalisation des objectifs de développement mondiaux. La deuxième motivation avancée par les pays du G7 est de “”regagner une partie de l’influence que les démocraties avancées ont cédée à la Chine au cours d’une décennie d’investissement dans les infrastructures par le biais de l’initiative Belt and Road (BRI)”, et illustre une certaine lutte d’influence engendrée par ces “diplomaties du projet”. (Voir les objectifs clairement présentés sur le site de la Maison Blanche :
1. S’attaquer à la crise climatique et renforcer la sécurité énergétique mondiale en investissant dans des infrastructures résistantes au changement climatique ;
2. Développer, étendre et déployer des réseaux et des infrastructures sécurisés dans le domaine des technologies de l’information et des communications (TIC) afin de stimuler la croissance économique et de faciliter l’émergence de sociétés numériques ouvertes ;
3. Faire progresser l’égalité et l’équité entre les sexes, qu’il s’agisse d’infrastructures de soins qui augmentent les possibilités de participation économique des femmes ou d’infrastructures d’eau et d’assainissement améliorées qui comblent les écarts entre les sexes en matière de travail non rémunéré et d’emploi du temps ;
4. Développer et améliorer l’infrastructure des systèmes de santé et contribuer à la sécurité sanitaire mondiale en investissant dans des services de santé centrés sur le patient et dans le personnel de santé, dans la fabrication de vaccins et d’autres produits médicaux essentiels, etc.)
Une initiative qui ressemble donc au Global Gateway, comme le souligne la volonté de créer des “infrastructures de qualité” ; économiquement viables assortis d’informations transparentes et présentant de faibles risques environnementaux, sociaux et de gouvernance. Cependant, plusieurs doutes subsistent concernant la réalisation du projet : en effet, rien ne garantit que les gouvernements du G7 soient en mesure de tenir leurs engagements sur cinq ans, de même, les gouvernements n’ont aucun contrôle réel sur le fait que le secteur privé investira effectivement sa part.
A noter l’existence d’autres initiatives qui viennent encore concurrencer la BRI : citons par exemple le Blue Dot Network (une initiative visant à délivrer des certifications à des projets d’infrastructures présentant une grande transparence de la dette et des rendements économiques durables) ou le FAST-Infra (Finance to Accelerate the Sustainable Transition-Infrastructure), qui a pour objectif de développer un label mondial pour les infrastructures “durables” afin de réduire les risques liés aux investissements dans les infrastructures du secteur privé.
Face à la diversification des plans d’envergure internationale proposés par les grandes puissances, les investissements dans les infrastructures, ou la connectivité, semblent être devenus un champ de bataille pour l’influence géopolitique ; se dirige-t-on ainsi vers une “guerre des investissements” entre l’Occident et la Chine ?

Par Roxanne Andrieux, spécialisée en géostratégie, défense et sécurité à Sciences Po Aix-en-Provence et en chinese politics à l‘université Hankuk des études étrangères de Séoul