Dans le dixième plan quinquennal de la Chine, au début des années 2000, la région du Mékong a pris une importance centrale et le gouvernement a multiplié les accords avec les cinq autres pays transfrontaliers. Si la géographie donne un avantage net à la Chine, plusieurs puissances s’engagent également dans la région du Mékong, à la recherche d’une diversification de leurs partenaires économiques depuis la crise économique de 1997. Une dimension importante de la nouvelle politique du Sud de la République de Corée se joue dans le bassin du Mékong, mais doit fait face à la “diplomatie des infrastructures”du Japon, et de la Chine.

Une influence chinoise croissante dans la région du Mékong

Long de 4 350 km, dont la moitié irrigue la Chine où il prend sa source, le Mékong borde le Laos à la frontière de la Birmanie puis de la Thaïlande, avant de couler au Laos. Il traverse ensuite le Cambodge, où les premiers bras de son delta prennent forme, et se prolonge dans le sud du Vietnam. Quatrième fleuve d’Asie en terme de débit, ce ‘garde-manger de l’Asie du Sud-Est’ contribue au développement économique de toute la région. La coopération internationale dans la zone est agitée, en raison des enjeux qui s’y enchevêtrent, à la fois liés au nombre de pays qu’il traverse et à la divergence de leurs intérêts, mais aussi à l’asymétrie de leurs rapports de force. La sécurité alimentaire revêt aussi une dimension stratégique importante, puisque 70 millions d’habitants vivent dans son bassin versant, ainsi que l’indépendance énergétique.

Visualisation de l’importance du Mékong dans la sous région, partant de Chine

Au terme de la guerre froide, de nouvelles opportunités de coopération voient le jour entre les pays d’Asie du Sud-Est. Depuis 1992, la banque asiatique de développement a apporté une aide financière aux six pays de la sous-région du Mékong pour divers projets du secteur du transport, de l’énergie, de la télécommunication, du commerce, des investissements, de l’environnement, de l’éducation et autres. Les six pays transfrontaliers ont adopté une vision intégrée de la région en trois volets, dans le cadre d’un programme de coopération économique (Programme de la sous-région du Grand Mékong). La stratégie des ‘trois C’ se focalise sur le renforcement de la connectivité, via la construction d’infrastructures et le développement de couloirs économiques, l’amélioration de la compétitivité, à-travers l’intégration des marchés, et l’émergence d’un esprit de communauté qui passerait par la résolution d’inquiétudes sociales et environnementales. Il s’agit d’un système de coopération et de préservation de la paix parmi les plus efficaces dans un contexte post-guerre froide.

Au cours des dix dernières années, la participation de la Chine a augmenté, jusque’à devenir le participant le plus actif, si ce n’est dominant. La dimension du programme visant à faciliter la circulation de biens et de personnes entre les pays transfrontaliers peut être rapprochée de l’initiative Ceinture et Route pilotée par le gouvernement chinois, bien que le programme du Mékong soit une initiative multilatérale. Dans le discours chinois de l’initiative Ceinture et Route, la sous-région du Mékong prend une place centrale. La province chinoise enclavée du Yunnan, qui était il y a peu une province isolée et peu développée, est devenue un centre des nouvelles routes de la soie, ainsi que la tête de pont stratégique de la Chine en direction de l’Asie du Sud-Est. L’objectif final du gouvernement chinois serait de connecter les routes de la soie via la baie du Bengal et l’Océan Indien. 

Pour autant, les intérêts chinois pour une augmentation de la connectivité dans la sous-région du Mékong sont antérieurs à l’initiative Ceinture et Route. Un accord préliminaire a été signé par la Chine avec le Laos et la Thaïlande pour construire une ligne à grande vitesse de Kunming, dans la province du Yunnan, à Bangkok. Depuis, le projet a pris des dimensions plus importantes, et il est question d’un réseau composé de trois lignes ferroviaires allant de Singapour à Bangkok, et qui se diviserait ensuite en trois voies à partir du nord de la capitale thaïlandaise en passant par la Birmanie, le Laos et le Vietnam, pour se terminer à Kunming. En 2014, les autorités birmanes ont annulé le projet de construction de la branche ouest d’une valeur de 20 trillions de dollars, en raison d’une résistance croissante à l’influence chinoise dans l’opinion publique du pays. Depuis 2015, la Chine propose un second projet de construction de ligne ferroviaire qui relierait Kunming à Kolkata, en Inde, ce qui nécessite l’accord de la Birmanie, du Bangladesh et de l’Inde.

L’enthousiasme de la Chine pour la construction d’infrastructures dans la région du Mékong se justifie par des intérêts économiques et stratégiques : faciliter la circulation des biens et des personnes, accélérer le développement économique de la province du Yunnan, et faciliter l’exportation de ressources énergétiques vers la Chine via des pipelines pour pallier au “dilemme de Malacca”. Les projets de construction de pipelines, comme le pipeline sino-birman qui doit relier le port en eau profonde de Kyaukphyu à Kunming, dans le Yunnan, ont un rôle d’assurance contre la possibilité de fermeture du détroit du Malacca, par lequel transite l’approvisionnement énergétique chinois en provenance du golfe Arabo-persique et d’Afrique.

Le conseiller d’Etat et ministre des Affaires étrangères Wang Yi a présidé la sixième réunion des ministres des Affaires étrangères de la Coopération Lancang-Mékong (LMC) à Chongqing le 8 Juin dernier

Le fleuve Mékong, appelé Lancang en Chine, est également devenu un terrain d’expression de la rivalité sino-américaine, ce qui peut être illustré par l’existence de groupes de coopération séparés. Le 8 juin dernier, la réunion des ministres des Affaires étrangères de la Coopération Lancang-Mékong (LMC) a eu lieu à Chongqing, afin de faire le point sur les cinq premières années d’existence de cet organisme intergouvernemental, qui est devenu « l’un des mécanismes de coopération émergents les plus dynamiques de la sous-région », d’après le Ministre chinois Wang Yi. L’ancien ambassadeur états-uniens en Thaïlande Michael DeSombre a qualifié la Coopération Lancang-Mékong d’ « organisation parallèle » à la Commission du Mékong ou Mekong River Commission (MRC) en anglais. La Commission du Mékong est le fruit de programmes de développement menés par les États-Unis pendant la guerre froide, en 1995, et travaille avec les gouvernements du Laos, de Thaïlande, du Cambodge et du Vietnam. De leur propre volonté, la Birmanie et la Chine possèdent seulement le statut d’observateur. La coopération des six pays transfrontaliers dans le cadre de la LMC permet le partage d’informations hydrologiques annuelles entre les pays du Mékong, régulièrement touchés par la sécheresse. Le Ministre chinois Wang Yi a déclaré que la LMC cherchait activement un développement coordonné avec d’autres mécanismes sous-régionaux, comme la sous-région du Grand Mékong (GMS) et la Commission du Mékong.

La place de la région du Mékong dans la nouvelle politique du sud, sud-coréenne

Depuis octobre 2011, les investissements coréens ont augmenté de manière spectaculaire dans la région du Mékong, dans le cadre du partenariat global pour une prospérité mutuelle signé par la Corée du Sud et les cinq pays de la sous-région du Mékong, à l’exception de la Chine. Au cours de la deuxième réunion des Ministres des affaires étrangères de 2012, la Corée a présenté divers projets concrets de coopération dans les secteurs agricole, du transport et de l’eau. En s’engageant directement avec les cinq pays transfrontaliers du Mékong rassemblés en un bloc régional, pour la première fois, la Corée du Sud a entamé une coopération multilatérale, tout en cultivant ses relations bilatérales avec les pays de la sous-région. Avant la déclaration de la coopération multilatérale, les investissements sud-coréens ont régulièrement augmenté dans la sous-région depuis 2002, plus spécifiquement au Vietnam pour la plus grande partie, en Thaïlande et au Cambodge.

En 2019, moins d’une décennie depuis la déclaration de la rivière Han pour l’établissement d’un partenariat global Mékong-République de Corée, les relations diplomatiques ont été élevées du statut d’engagement ministériel à la création d’un sommet commun. Lors de la tournée diplomatique du Président Moon au Laos, en Birmanie et en Thaïlande en septembre 2019, celui-ci déclarait que “le monde entier prête désormais attention au développement de la région du Mékong”, en arrosant un arbre planté par les présidents sud-coréen et laotien au bord du Mékong. Cette tournée diplomatique s’inscrit dans le cadre de la nouvelle politique du sud et met en évidence les efforts du gouvernement sud-coréen pour approfondir son engagement dans la sous-région du Mékong. La Corée du Sud est un pays riche mais à faible ressources, en raison de son urbanisation rapide et à son processus d’industrialisation récent. L’administration Moon a annoncé que “la Corée du Sud espère prospérer aux côtés des états du Mékong et s’attend à ce que le ‘miracle de la rivière Han’ mène au “miracle du Mékong”

Président sud-coréen Moon Jae-in (G) et son homologue laotien Bounnhang Vorachith (D) arrosent un arbre planté au bord du Mékong, à Vientiane, le 9 septembre 2019.

L’importance stratégique de la sous-région du Mékong est reconnue par Séoul, Washington et d’autres acteurs depuis longtemps. Différents mécanismes ont été mis en place ces dernières années : une réunion des Ministres des affaires étrangères Mékong-République de Corée, un forum commercial Mékong-République de Corée. Moon Jae-in a insisté sur l’aspect symbolique de sa tournée de septembre 2019, qui réalisait la promesse faite aux dix pays membres de l’ASEAN, de leur rendre visite pendant son mandat. Cette visite a permis de mettre en évidence la coopération actuelle et de poser les bases du sommet commémoratif ASEAN-République de Corée, ainsi que du sommet Mékong-Corée qui a eu lieu à Busan. L’administration Moon a mis l’accent sur les liens culturels et historiques que la Corée du Sud entretient avec le pays du Mékong, sur le rôle des États d’Asie du Sud-Est dans le maintien des relations inter-coréennes, pour finir sur les nouvelles initiatives de coopération, comme le complexe industriel Corée-Birmanie.

En septembre 2019, l’administration Moon a dévoilé l’approche globale de la Corée du Sud dans la sous-région du Mékong, lors de l’inauguration de la “Vision République de Corée – Mékong” au Laos. Elle a pour but de promouvoir une prospérité commune, centrée autour de trois secteurs : partager l’expérience sud-coréenne en matière de développement des espaces ruraux et des changements technologiques, favoriser le développement durable en terme de préservation des forêts et de développement des ressources hydrauliques, et enfin promouvoir la paix en allant au-delà de la coopération économique vers d’autres secteurs comme les échanges touristiques, la culture et le tourisme. Pour autant, le gouvernement sud-coréen doit prendre en considération les nombreuses contestations de l’environnement opérationnel de ces dernières années, c’est-à-dire l’influence croissante de la Chine, ainsi que les défis de gouvernance dans certains pays d’Asie du Sud-Est.

Plusieurs projets spécifiques donnent de la substance à la présence sud-coréenne dans la région du Mékong, tels que la construction d’un terminal d’importation de gaz naturel liquéfié au Vietnam, un projet pilote de ville intelligente en Malaisie. Davantage de projets détaillés seront certainement dévoilés dans le cadre du prochain sommet entre la République de Corée et les pays du Mékong. La tournée diplomatique du Président Moon en 2019 a mis en évidence l’engagement continu du gouvernement coréen pour l’Asie du Sud-Est, et plus spécifiquement pour les États du Mékong, en dépit de priorités à la fois internes et externes. La Corée du Sud pourrait contribuer à apaiser les tensions politiques et les défis environnementaux, économiques qui subsistent dans la sous-région du Mékong. Le gouvernement sud-coréen a d’ailleurs dressé un plan d’action Mékong-République de Corée pour les années 2017-2020, qui priorise les six secteurs de coopération suivants : infrastructures, les technologies de l’information, la croissante verte, la gestion des ressources en eau, l’agriculture et le développement rural, et le développement des ressources humaines.

La Corée du Sud a fait parvenir 3,4 trillions de dollars aux pays membres de l’ASEAN, dont 72% ont été injectés aux économies moins développées de la sous-région du Mékong, en particulier dans le secteur du développement d’infrastructures. Il serait aussi nécessaire pour le pays du Mékong de recevoir l’expérience de pays comme la Corée du Sud en matière de technologie de pointe dans les secteurs agricole et aquacole. Pour autant, les limites à la présence sud-coréenne dans la sous-région du Mékong sont celles du hard power, la République de Corée étant une puissance moyenne d’Asie du Nord-Est, dont l’influence est moindre si elle est comparée à celle de la Chine et même du Japon, qui s’est engagé dans la région dès 2007. Au cours de 12ème sommet Mékong-Japon en 2020, le Premier Ministre japonais Suga a déclaré que le Mékong était “au centre de la région Asie-Pacifique”. Ainsi, le Mékong est une zone d’influence. Participer à l’activité du bassin permet aux acteurs publics comme privés de “s’inscrire dans un territoire ù se côtoient des acteurs majeurs des relations internationales et de l’économie en Asie de l’Est et du Sud-Est.[1] 

Depuis la fin de la guerre froide, la sous-région du Mékong alors divisée, est devenue connectée à la fois en matière d’infrastructures et d’intégration économique. Les différents mécanismes de coopération ont considérablement contribué au développement de la région, ainsi qu’à la connectivité des pays entre eux, via des programmes institutionnels de développement et la promotion du développement durable à-travers des partenariats multipartites. Cependant, si les agendas de diverses initiatives partagent des zones de chevauchement, nous pouvons observer un manque de coordination entre elles. Une meilleure synchronisation des mécanismes de gestion et d’exploitation des ressources du fleuve, ainsi qu’entre les gouvernements et les organisations non-gouvernementales aurait un impact plus important sur le développement inclusif de la sous-région, dans le respect du développement durable.


Par Rachel de Berranger, Analyste à l’OFNRS


[1] DELAHAYE, Iris, [2013]. Le Mékong : le fleuve des six nations. Monde chinois. Vol. 2013/1, n° 33, pp. 91‑99.