Depuis plusieurs années, le centre de gravité de l’économie mondiale s’est déplacé vers l’Asie. Si les objectifs fixés sont atteints, la signature du plus grand accord de libre-échange de la région pourrait confirmer cette tendance, ainsi que le déclin des États-Unis, qui en sont absents. Il s’agit du premier accord qui unit les trois puissances d’Asie du Nord-Est : la Chine, le Japon et la Corée du Sud, qui ont tous trois des intérêts économiques et stratégiques en Asie du Sud-Est. Nous nous intéresserons aux perspectives de réalisation des politiques étrangères chinoise et sud-coréenne dans la zone, dans le cadre du Partenariat régional économique global ou RCEP.

Un premier accord de libre-échange asiatique : le Partenariat régional économique global ou RCEP
Signé en novembre 2020 après huit ans de négociations, le RCEP, que l’on peut traduire par Partenariat régional économique global (PREG) en français, devient potentiellement le plus grand accord de libre-échange au monde, puisqu’il représente près d’un tiers de la population et de l’économie mondiale. Il réunit dix économies à divers stades de développement, dans une région d’une grande vitalité : les pays membres de l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est), la Corée du Sud, la Chine, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
D’ici vingt ans, ce partenariat vise à éliminer la majorité des taxes sur les transports de biens agricoles et industriels, un objectif particulièrement audible dans un contexte de marasme économique lié aux restrictions de la pandémie de Covid-19 et de ralentissement des chaînes logistiques. Les gouvernements des pays signataires ont exprimé leur « engagement fort pour le soutien de l’économie, le développement inclusif, la création d’emplois et le renforcement des chaînes logistiques ». Pour Cheong Wa Dae, la signature de l’accord est un ‘résultat clé’ de la nouvelle politique du Sud de l’administration Moon, qui a pour objectif d’améliorer les liens diplomatiques, commerciaux et stratégiques entre la Corée du Sud et les états d’Asie du Sud-Est. Il s’agit également d’une opportunité pour Séoul de devenir une puissance économique majeure de la région.
Pékin voit une ‘victoire du multilatéralisme et du libre-échange’ dans ce partenariat régional, qui n’est pourtant pas né d’une initiative chinoise. L’ASEAN a initié les discussions lors de son 19e sommet, en novembre 2011, dans le but d’intégrer les économies diverses qui la composent à la région Asie-Pacifique. Pour autant, une interrogation majeure subsiste : quel rôle jouera la Chine dans cet accord ? La possibilité d’une domination de la zone commerciale par la Chine, poids lourd économique de la zone Asie-Pacifique, semble avoir eu une incidence directe sur le retrait de l’Inde des négociations, en novembre 2019. L’absence de New Delhi renforce le déséquilibre pré-existant entre la Chine et les autres pays signataires. L’ancien Premier Ministre de Singapour, Goh Chok Tong, comparait le RCEP à un avion, dont le fuselage serait l’ASEAN, et les ailes, l’Inde et la Chine. Pour que l’appareil garde l’équilibre, deux puissances de poids économique égal seraient nécessaires. Enfin, l’Inde étant absente du partenariat régional, sa place restera marginale dans l’économie sud-coréenne.
Bien qu’historiquement, les États-Unis soient un acteur majeur de la région Asie-Pacifique, le pays ne fait pas non plus parti de l’accord régional. Au terme de l’administration Obama, l’accord de Partenariat trans-pacifique ou TPP était lui, d’inspiration américaine et prévoyait d’intégrer les économies d’Amérique du Nord et d’Asie-Pacifique, à l’exclusion de la Chine. Cet accord s’inscrivait dans une volonté Américaine de contrer la Chine, mais le désengagement de l’administration Trump en Asie a fait de cette « alternative » un échec, que peu de pays asiatiques ont rejoint. Aujourd’hui, les États-Unis sont absents des deux accords de libre-échange principaux de la région Indo-Pacifique. Pour tenter de raviver l’influence des États-Unis dans la zone, l’administration Biden s’est tournée vers les alliances historiques du pays, en réservant sa première grande tournée diplomatique à l’Asie du Nord-Est, et plus spécifiquement au Japon et à la Corée du Sud.

Depuis 1989, les relations de dialogue entre la République de Corée et les pays membres de l’ASEAN ne cessent de se développer. Entre les deux parties, des liens de partenariat complet ont été noués en 2010. Pourtant, si la Corée du Sud considère l’ASEAN comme un partenaire important, la Corée occupe quant à elle une position de second plan parmi les partenaires de l’ASEAN, derrière ses principaux concurrents, notamment la Chine. Le 7 juin 2021, les ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’ASEAN ont d’ailleurs rencontré leur homologue chinois Wang Yi à l’occasion des trente ans de la naissance des relations de dialogue ASEAN-Chine. Les deux puissances ont exprimé leur volonté d’approfondir leurs relations, en les faisant évoluer vers le rang de partenariat stratégique global.
Dans le but de maintenir la stabilité régionale, le statut de puissance moyenne de la Corée du Sud pourrait toutefois aider les pays d’Asie du Sud-Est à trouver un équilibre entre les deux superpuissances qui s’opposent: les États-Unis et la Chine.
Un accès facilité vers les marchés d’Asie du Sud-Est ?
La signature du RCEP et la nouvelle politique du Sud (NSP) s’inscrivent dans une dynamique prometteuse de coopération économique entre les pays de l’ASEAN, la Corée du Sud, la Chine et d’autres pays de la région. Pourtant, ce qui apparaît comme de lourds investissements économiques du gouvernement sud-coréen envers les États membres de l’ASEAN témoigne d’une forte disparité entre les pays membres et la Corée du Sud. De 2010 à 2018, 44% de l’aide publique au développement sud-coréenne à destination de l’ASEAN ciblait le Vietnam, au détriment d’autres pays membres, marginalisés. La stratégie NSP Plus de l’administration Moon apporte des éléments plus précis, plus concrets que la version initiale de la NSP, mais certains objectifs mentionnés restent incertains. En Asie du Sud-Est, la Chine est en concurrence avec la Corée du Sud et le Japon dans le domaine de la construction d’infrastructures de développement, mais plusieurs perspectives de coopération pourraient voir le jour après la signature de ce premier accord de libre échange incluant les trois puissances d’Asie du Nord-Est. Pour ce faire, le gouvernement sud-coréen se doit de trouver des secteurs différents de ceux de ses concurrents, dans lesquels investir.
Pour évaluer les possibilités de réussite de la politique étrangère sud-coréenne, plusieurs variables doivent être prises en compte dans la durée. En premier lieu, la limite des cinq ans du mandat présidentiel peut avoir un impact sur la réalisation de la nouvelle politique du Sud, emblématique de l’administration Moon. Pourtant, nous pouvons nous attendre à ce qu’elle soit prolongée par la prochaine administration, au vu de sa compatibilité avec les intérêts des pays d’Asie du Sud-Est. La stratégie sud-coréenne est également renforcée par la coopération du gouvernement avec le secteur privé, dont les visions convergent, et par l’identification d’activités de niche, dans lesquelles la Corée du Sud a développé un avantage comparatif.
L’évolution des relations inter-coréennes est une seconde variable à prendre en compte. Si une crise se développait entre les deux Corées, la Corée du Nord deviendrait la nouvelle priorité de son voisin du sud. La stabilité de la péninsule est donc un pré-requis pour permettre le succès de la NSP. De même, si les relations entre les deux Corées s’amélioraient, les investissements sud-coréens iraient en priorité en Corée du Nord, et l’aide au développement des membres de l’ASEAN s’abaisserait sur la liste des priorités. Les pays membres de l’ASEAN ainsi que la Corée du Sud doivent donc rester concentrés sur leurs intérêts communs pour réaliser leurs ambitions.
La stratégie sud-coréenne en Asie du Sud-Est comporte également plusieurs faiblesses. Rien n’a été mis en place pour rectifier les relations économiques privilégiées que la Corée du Sud entretient avec le Vietnam, aux dépens d’autres membres de la l’ASEAN. Sur ce point, l’accord de libre-échange pourrait faire naître de nouvelles opportunités de coopération. En revanche, l’Inde est toujours marginalisée dans les échanges entre la Corée et les pays d’Asie du Sud-Est, et cette position sera renforcée par le retrait de New Delhi du RCEP. Enfin, il n’existe pas de narrative convaincante de la présence sud-coréenne en Asie du Sud-Est, ce qui perpétue la perception négative de la Corée du Sud dans l’opinion publique des pays membres de l’ASEAN. Les entreprises sud-coréennes manquent pour le moment de visibilité.
Avant la signature du RCEP, dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 1er janvier 2022, la Corée du Sud comme la Chine, avaient déjà conclu des accords de libre-échange avec 14 des 15 pays signataires du partenariat. Les effets du RCEP ne seront donc pas visibles immédiatement mais à plus long terme. L’accord regroupe des pays de différents poids économiques, passant de pays très développés comme le Corée du Sud ou Singapour, à d’autres en sous-développement, comme le Laos ou la Birmanie. Pourtant, ces économies sont aussi très complémentaires, et peuvent être classées en quatre catégories : les exportateurs de produits haut de gamme (Corée du Sud, Japon), les exportateurs de matières premières industrielles (Australie et Nouvelle-Zélande), les économies de transformation (Malaisie, Singapour) et des économies manufacturières et de consommation (Chine).

Sur le court terme, les industries nationales seront soumises à une concurrence accrue sur les marchés, dont elles tireront un avantage comparatif dans la durée. En Corée du Sud, certains secteurs couverts par l’accord régional, comme l’industrie de l’automobile, seront en compétition avec d’autres pour tenter de percer le marché des pays d’Asie du Sud-Est – avec la qualité des voitures japonaises et le moindre coût des voitures chinoises dans cet exemple. L’industrie sidérurgique sud-coréenne bénéficiera de l’élimination des tarifs. Un représentant de POSCO, quatrième producteur d’acier au monde, espère des ‘‘effets positifs en matière de restauration du libre-échange’’. Concernant l’industrie de l’électronique, il est prévu que le RCEP réduise les barrières commerciales, ce qui pourrait contribuer à augmenter les ventes des entreprises sud-coréennes dans l’archipel.
La signature du RCEP devrait donner un accès supplémentaire aux entreprises vers le marché de l’ASEAN. Dans le but d’augmenter la compétitivité prix de l’entreprise sud-coréenne Hyundai Motors, une usine de fabrication ouvrira par exemple à Jakarta, en Indonésie, et devrait être opérationnelle à la fin de l’année 2021. Ainsi, l’objectif du gouvernement sud-coréen de pénétrer les marchés d’Asie du Sud-Est en obtenant des parts de marché pourrait être plus à même de se réaliser après la ratification de l’accord de libre-échange RCEP.
L’adhésion de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud au même accord de libre-échange devrait permettre davantage d’interaction entre les chaînes logistiques des trois pays, plus spécifiquement dans l’industrie de l’électronique, où le Japon et la Corée du Sud font les liaisons des technologies de pointe. En dépit des efforts considérables faits par la Chine en matière de recherche et de développement, Pékin dépend toujours des imports japonais et sud-coréens. La Chine est par exemple devenue un consommateur majeur d’automobiles en Asie, et l’industrie automobile japonaise espère bénéficier de la demande croissante des ménages chinois.
À Pékin, la signature de cet accord est interprétée comme une démonstration de l’attractivité de la Chine et de son modèle de développement, ainsi que le déclin des États-Unis. Il faudra pourtant que les dirigeants chinois remplissent les objectifs nationaux initiales, sans obstruer ceux de leurs voisins. La grande nouveauté de ce partenariat est l’inclusion de plusieurs pays en compétition économique et politique, comme dans le cas de la Corée du Sud et du Japon, de la Chine et du Japon ou encore du Vietnam et de la Chine. S’il n’est pas certain que le RCEP réduise les tensions économiques de la région sur le long terme, il devrait permettre d’approfondir les chaînes d’approvisionnement et de valeur dans la région. Il convient tout de même de rester attentif aux motivations qui ont poussé les pays membres du Partenariat régional économique global à en faire partie, ainsi qu’à la capacité des gouvernements d’apaiser les tensions commerciales et politiques en Asie.

Par Rachel de Berranger, Analyste à l’OFNRS