L’initiative chinoise la ceinture et la route bientôt en France ? En tout cas elle est au cœur de la stratégie géopolitique chinoise du XXI siècle. Projets d’investissement records, multiplication des partenaires commerciaux, développement rapide des voies de communication, diversité des secteurs industriels, la Chine n’a pas fini d’imprimer sa marque au sein de la mondialisation. Chantre du libre-échange et du multilatéralisme, le président chinois Xi Jinping lance en 2013 à l’Université Nazarbaïev d’Astana l’initiative “One Belt, One Road” (en chinois “yi dai yi lu”).

Par le biais d’investissements stratégiques et de partenariats commerciaux longue durée, la Chine a déjà largement avancé ses pions dans de diverses régions du monde. Des pays d’Asie Centrale comme le Kazakhstan, le Khirghizistan ; d’Asie du Sud comme le Pakistan et le Bangladesh ; de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) comme la Thaïlande, le Laos, le Vietnam mais aussi des pays européens comme la Hongrie, la Serbie et la Grèce figurent parmi les pays les plus avancés dans la cadre de cette coopération économique avec la Chine.
Plus de sept ans après l’annonce de ce projet pharaonique, les gouvernements européens paraissent toujours aussi sceptiques quant à la réalisation de cette initiative et quant aux véritables enjeux qui en découlent. Entre les attentes des autorités européennes, les multiples déclarations choc de certains chefs d’Etats à l’égard de la Chine, la divergence des intérêts nationaux et le manque de consensus au sein des discussions communautaires, les politiques économiques européennes restent au point mort.
Mais qu’en est-il réellement de l’état des relations France – Chine et par extension des relations sino-européennes dans le cadre de ces Nouvelles Routes de la Soie ? Nous allons nous intéresser aux réactions européenne et française quant à cette initiative. Après 400 articles sur l’initiative la ceinture et la route, il était temps !

Une Europe du Nord impuissante et désunie qui temporise
En effet, alors que de nombreux pays de différentes régions du monde y compris en Europe ont déjà commencé à mettre en place de réels partenariats commerciaux de long terme avec l’Empire du Milieu, l’Union Européenne peine à faire émerger une réponse commune. En Europe, les chefs d’État, les ministres de l’économie et des affaires étrangères, ainsi que les délégués au commerce extérieur ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un programme clair pouvant constituer un front uni face à la première économie mondiale.
“L’initiative chinoise des nouvelles routes de la soie révèle les divisions européennes”. Emmanuel Lincot, sinologue et consultant en stratégie
À l’exception de l’Italie, seul membre du G7 à avoir officialisé sa participation commerciale aux Nouvelles Routes de la Soie, les pays développés d’Europe occidentale comme l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni, représentant les principaux poids économiques de la zone euro (excepté le Royaume-Uni) ont des opinions profondément divergentes à ce sujet. Prudents face au mégaprojet chinois, ils n’hésitent pas à exprimer publiquement leurs appréhensions et leur réticence à l’égard de Pékin.
“Les puissances commenceront à changer avec la montée en puissance de la Chine. L’initiative des Nouvelles Routes de la Soie n’est pas exactement ce que certains en Allemagne pensent qu’elle est – seulement un vague souvenir sentimental de Marco Polo – mais c’est une tentative d’établir un système complet pour que la Chine imprime sa marque sur le monde. (…) Il ne s’agit pas seulement des affaires et de l’industrie. La Chine est en train de développer un système global qui ne ressemble pas au nôtre, et celui-ci n’est pas basé sur des principes comme la liberté, la démocratie ou les droits de l’homme” s’exprime Sigmar Gabriel, en février 2018, ancien ministre des affaires étrangères allemand (2017-2018).
Le 26 mars 2019, lors de la visite d’État du président chinois Xi Jinping en France, Emmanuel Macron s’exprimait sur Twitter à ce propos : “Évidemment l’exercice de la puissance ne va pas sans divergence. Nul d’entre nous n’est naïf. Mais nous respectons la Chine et entendons naturellement de la Chine qu’elle respecte l’unité de l’Union européenne comme les valeurs qu’elle porte dans le monde”.
Ces déclarations de l’ancien ministre des affaires étrangères allemand et du président de la République française témoignent de l’inquiétude européenne à l’égard des Nouvelles Routes de la Soie.
Dans un entretien pour le Figaro en 2019, Eric de la Maisonneuve, militaire de carrière, enseignant présidant la « Société de Stratégie » et auteur des Défis chinois (2019) disait : “les nouvelles routes de la soie sont lancées depuis six ans maintenant et personne n’a bougé en Europe. (…) Le coup italien a déclenché la réaction française, allemande et européenne, ça va enfin démarrer !” .
Une Europe du Sud plus pragmatique qui avance au cas par cas
L’effondrement du viaduc à Gênes en août 2018, onzième accident de pont en 5 ans en Italie a révélé le manque cruel d’entretien des infrastructures italiennes. Plus généralement, les pays d’Europe du Sud sont les pays les plus ouverts à l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie dans la zone euro.
L’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce sont quatre pays de l’Union Européenne à avoir déjà signé plusieurs contrats dans le cadre de ce projet proposé par les autorités chinoises. Faisant face pour la majorité à de sérieuses difficultés économiques, un taux de croissance très faible et un endettement public les classant parmi les plus endettés du monde (182% pour la Grèce, 133% pour l’Italie, 126% pour le Portugal et 101% pour l’Espagne avant la récession internationale dûe à la crise sanitaire de la Covid-19), ces pays accueillent à bras ouverts les investissements chinois.

L’adhésion de l’Italie aux Nouvelles Routes de la Soie a crée un choc économique et diplomatique au sein de l’Union Européenne puisqu’il s’agit du seul pays du G7 à avoir tendu la main à la Chine, marquant une division supplémentaire au sein de la superstructure bruxelloise.

Pour la France, de belles opportunités commerciales à saisir
Pourtant, la Chine offre des débouchés extraordinaires de par la taille gigantesque de son marché et la réorientation de son économie vers la consommation intérieure. Cette nouvelle orientation de la croissance chinoise était une des priorités économiques énoncées dès le 13ème plan quinquennal (2016 – 2020) par le premier ministre Li Keqiang, en fonction depuis 2013.
Les autorités chinoises parlent d’un projet avoisinant 1000 milliards $ d’investissements. Il convient de réaliser de manière pragmatique l’ampleur du projet qui en cours. La France a évidemment une carte à jouer. Elle dispose d’atouts économiques uniques, de fleurons industriels et de marques mondialement connues, de plus en plus populaires en Chine, où la consommation des ménages représentera un axe de croissance de premier plan pour l’économie chinoise des prochaines décennies.
De nombreux experts (sinologues, économistes, consultants) insistent sur le fait que la France a bel et bien une carte à jouer dans ce projet. Les sources de développement émanant de cette initiative sont sûres pour les deux pays. Après l’intégration de plus de 60 pays de toutes les régions du monde (Asie Centrale, Asie du Sud-Est, Proche et Moyen-Orient, Afrique de l’Est, Europe de l’Est…), c’est au tour de la France d’adhérer à cette proposition par l’accueil des investissements chinois et l’établissement d’une coopération économique gagnant-gagnant basée sur des principes tels que le respect et la confiance, piliers des relations diplomatiques sino-françaises, ininterrompues depuis 1964. Pour l’heure la France se contente d’intervenir dans des projets de pays tiers.
Interviewé sur la chaîne Tv5 Monde, Eric de la Maisonneuve dit : “Les Nouvelles Routes de la Soie sont le relai de croissance de la Chine. (…) L’Europe inexistante, jusqu’à présent, se réveille enfin. Ne pas être dans le coup c’est se mettre hors du monde. Nous avons tout intérêt à accompagner la Chine. La Chine ne réussira pas toute seule.”
Zoom sur les échanges commerciaux sino-français
En 2019, la France a exporté un total de 23,6 milliards $ de produits vers la Chine. Les équipements de transport et les machines rassemblent la moitié des exportations françaises vers l’Empire du Milieu.


La France excelle dans de nombreux savoir-faire tels que la santé, la recherche et développement et les plates-formes logistiques. Sa place est centrale au sein d’industries comme le luxe, la mode, la parfumerie et les cosmétiques comme en témoigne la présence forte des fleurons français et marques suivantes : LVMH, Chanel, Hermès, Dior, Cartier déjà largement implantées en Chine et poursuivant leur expansion dans ce marché à taille continentale, comme l’indique l’analyse marketing de l’agence GMA Chine.
L’industrie aéronautique représente également un secteur attractif en Chine puisque celle-ci demeure le premier client de la France en matière d’exportations d’avions, d’hélicoptères et de véhicules spatiaux (13,6% des exportations françaises d’avions, d’hélicoptères et de véhicules spatiaux devant l’Allemagne (9,3%) et les États-Unis (7,4%) pour l’année 2019.
Pays le plus peuplé à l’échelle mondiale et en pleine phase de rééquilibrage économique, les besoins chinois dans le secteur agroalimentaire sont grandissants. En effet, dans les zones littorales dynamiques enregistrant un taux de croissance élevé et une forte population (provinces du Shandong, Jiangsu, Zhejiang, Fujian, Guangdong, municipalité de Shanghai notamment), la demande en nourriture de qualité est de plus en plus remarquable. Pour des raisons de sécurité alimentaire, la Chine augmente progressivement ses approvisionnements en nourriture en provenance des pays européens.

Ainsi, les produits du secteur agroalimentaire français connaissent un certain succès auprès des exportateurs chinois. En 2019, les importations chinoises de produits agro-alimentaires français représentaient un total de 3 milliards $, soit 12,8% des exportations françaises en Chine. Cette proportion est sensiblement plus faible que les importations chinoises d’équipements français de transport (6,92 milliards $ soit 29,3%), les produits chimiques tels que les médicaments, les produits de beauté et les parfums (représentant un total de 4,01 milliard $ soit 17,0%). Les importations chinoises de produits agro-alimentaires français sont généralement divisées en trois catégories :
– alcool (vin, liqueur, bière) : 1,178 milliard $
– produits animaliers (porc, abats, lait, beurre) : 814 millions $
– céréales (malte, orge, blé) : 398 millions $
Le 21 avril 2016, à Lyon, à l’occasion de l’arrivée du premier train de marchandises depuis la Chine, Ju Wang, consul général de Chine à Lyon s’exprimait à ce sujet : “Maintenant, entre la Chine et l’Europe, il y a beaucoup d’échanges. (…) Des deux côtés, on a déjà installé beacoup d’entreprises importantes. Les chinois ont besoin de produits agro-alimentaires de bonne qualité et il y a une déja une certaine clientèle qui demande du vin français et des fromages français”.
En outre, dans un contexte démographique tendu en Chine où le taux de la population ne cesse de baisser et la part des seniors est grandissante, l’émergence de projets de recherche franco-chinois paraît tout à fait opportune. Les deux pays peuvent avancer main dans la main par une coopération des laboratoires pharmaceutiques et des centres de recherche afin de répondre aux besoins chinois en matière d’infrastructures de santé et de soins pour les personnes âgées.
Le diplomate pro-européen et partisan du multilatéralisme Jean-Maurice Ripert, ancien d’ambassadeur de France en Chine (2017-2019) révèle lors d’un entretien au journal Marianne
“Il faut que l’Europe se réveille ! Il faut être ferme sur nos valeurs et notre identité – la « diplomatie du paillasson », cela ne marche pas – et en même temps tendre la main, parce que nous avons besoin de la Chine. Nous devons la convaincre de jouer le jeu d’un multilatéralisme renforcé”.
Lors d’une interview pour France 24, Emmanuel Lincot affirmait : “Il faut investir parce que si nous ne co-investissons pas sur des projets d’infrastructures notamment avec les chinois à la hauteur de l’Asie Centrale ou de l’Afrique Subsaharienne, après il sera trop tard car les chinois imposeront leurs conditions”.
Aujourd’hui, l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin est l’une des rares voies françaises à encourager la participation française à ce grand projet. Il s’est également exprimé à ce sujet : “Nous avons besoin de grandes infrastructures aujourd’hui partout dans le monde. Évidemment, il y a des intérêts chinois mais à nous, européens d’avoir nos propres intérêts dans ce projet. Sinon, bien naturellement, on passera à côté de l’histoire”.
La France dans l’ombre du géant exportateur allemand

Malgré l’intérêt des exportations françaises en Chine, l’Allemagne reste le principal partenaire commercial de la Chine en Europe, exportant près de 5 fois plus que la France, avec 107 Milliards $ de produits exportés à destination de la Chine en 2019. Les chinois sont toujours aussi friands des voitures allemandes, dont près de 40% des voitures neuves inondent le marché chinois chaque année. Les constructeurs tels que Volkswagen, Daimler et BMW ont écoulé plus de 5 millions de véhicules en Chine l’an dernier et enregistrent de nettes progressions de leurs chiffres d’affaires.
“La part de la Chine n’a jamais été aussi élevée et elle va continuer d’augmenter”, s’exprimer Ferdinand Dudenhöffer, qui dirige l’institut CAR (Center Automotive Research).
En 2019, la Chine est le 3ème client de l’Allemagne avec 7,48% des exportations totales, après les Etats-Unis (9,11%) et la France (7,97%). L’Allemagne exporte des machines vers la Chine, à hauteur de 39,8 milliards USD (tableaux de commande, circuits intégrés, valves, moteurs, turbines à gaz…). Représentant plus de 30% des exportations allemandes (soit 32,5 milliards USD) à destination de la Chine, les équipements de transports (voitures, avions, camions, cargos, motos) connaissent un réel succès auprès du marché chinois. Enfin, les produits chimiques, médicaments, instruments high-tech (rayons-X, oscilloscopes, LCDs etc), métaux (fer, nikel, cuivre) constituent le reste des exportations allemandes vers la Chine.

Principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (Source : Statistisches Bundesamt)

En dépit de son retrait de l’Union Européenne, le Royaume-Uni conserve sa deuxième place au sein des partenaires commerciaux de la Chine sur le vieux continent, avec 29,8 milliards $ de produits exportés, représentant un léger avantage rapport à la France. Ses exportations majoritaires sont radicalement différentes de ses voisins européens : or, pétrole, voitures et médicaments pour les principales marchandises.

De manière générale, malgré le faible investissement européen dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie, il faut espérer davantage de coopération économique & commerciale afin de ne pas se priver du marché chinois. Celui-ci offre des débouchés exceptionnels de par sa taille continentale et l’augmentation rapide du pouvoir d’achat de ses habitants. C’est à la France et à l’Europe de saisir les opportunités de partenariats proposés par l’Empire du Milieu. Il s’agit d’un enjeu historique pour la France et le Vieux Continent que de prendre place au sein de l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie par un processus de négociation avant que la Chine impose ses conditions à l’international.
La France, consciente de ses forces économiques, ses fleurons industriels et ses marques reconnues à l’international, doit attirer davantage les investisseurs chinois par une politique économique plus ouverte vis-à-vis de la Chine, la mobilisation de sinologues et conseillers commerciaux dans les négociations commerciales, et la mise en valeur des atouts économiques français (ports, produits agro-alimentaires, luxe…).
L’Union Européenne d’hier qui traitait la Chine de “rival systémique” doit tendre la main à la première économie du monde et participer activement au mégaprojet du dragon chinois. Elle ne doit pas considérer la Chine comme qu’un adversaire mais bel et bien comme un partenaire stratégique en vue d’une plus grande intégration de l’Europe Occidentale au sein de ce projet titanesque, tout en ayant conscience des enjeux liés à la souveraineté des nations européennes, à la sauvegarde des actifs français, aux transferts de technologie et à la propriété intellectuelle. Premier marché mondial, l’Europe a indéniablement une carte à jouer. Rappelons à titre d’exemple que la Suisse a accueilli à bras ouvert les investissements chinois ces dernières années. Désormais actionnaire de la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII), elle a signé un protocole d’accord avec les autorités chinoises en 2019. Alors, qu’attendons-nous ?

Vincent Gallet – Analyste géopolitique à l’OFNRS