Dans ce dossier sur le Tadjikistan et la Chine, Thomas Ciboulet, dresse ici l’ensemble des enjeux qui se sont développés entre les deux pays ces dernières années. Grace à une perspective historique et par une connaissance pointue du territoire et de sa diversité, on comprend l’intérêt de cette relation pouvant être qualifiée d’ambiguë.

En 1991, lors de l’implosion de l’URSS, la Chine voit trois nouveaux Etats apparaître à ses frontières. Si le Kazakhstan et le Kirghizistan sont relativement stables, le Tadjikistan entre dans une guerre civile dès 1992. Cette guerre se déroule à proximité de deux zones de tensions : le Xinjiang chinois où les premiers soulèvements de groupes insurgés ouïghours ont commencé depuis la fin des années 80, et l’Afghanistan, en guerre civile depuis le retrait des troupes soviétiques en 1989. C’est donc un enjeu sécuritaire important pour Pékin.

La guerre civile tadjike oppose d’anciens clans communistes du nord (Khodjent) et du sud (Kulyob) du pays à des groupes islamistes et des clans marginalisés du centre (Gharm) et de la région autonome du Haut Badakhchan (frontalier de la Chine)[1]. En 1997, un accord final est trouvé. C’est le clan de Kulyob, au sud du pays, qui prend le pouvoir derrière le Président Emomali Rakhmon, désigné Président en 1992 et élu en 1994. L’opposition est intégrée au processus politique, et le principal groupe islamiste, le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan, prend place au Parlement tadjik. Un équilibre semble donc se dessiner, bien que l’Etat reste relativement fragile.

La Chine multiplie alors les initiatives pour se rapprocher de Douchanbé, tout d’abord dans une logique sécuritaire. Les intérêts économiques et commerciaux suivent peu après, et connaissent un approfondissement avec le projet de nouvelles routes de la soie dès 2013. Le partenariat entre Pékin et Douchanbé devient de plus en plus solide, les infrastructures tadjikes sont modernisées par des entreprises chinoises, et la coopération militaire pourrait presque faire de l’ombre à l’allié traditionnel du Tadjikistan, Moscou. La Tadjikistan est également de mieux en mieux connecté aux autres pays de la région dans le cadre de la BRI.

Toutefois, les échanges économiques se font dans une opacité qui interroge sur les intérêts réels des protagonistes. De plus, la stabilité politique tadjike est le fruit de la longévité du clan au pouvoir, Emomali Rakhmon venant d’être réélu pour un sixième mandat en 2020. Le risque de voir un Etat associé à un seul clan renforce les craintes d’intérêts privés au détriment de l’Etat. Ce risque se révèlera en cas de transition politique : quelle architecture étatique, économique et sécuritaire dans l’après Rakhmon ? Quelle place Pékin pourrait y trouver ? Ainsi, si le partenariat entre la Chine et le Tadjikistan semble une réussite, les questions et les enjeux qu’il soulève sont nombreux pour l’avenir.

Une question de sécurité frontalière – Des frontière à définir

La question de la frontière entre la Chine et le Tadjikistan est ancienne, et soulève de nombreux enjeux. D’abord dans la définition de cette frontière : il s’agit d’un héritage du découpage de l’Asie centrale entre Chine, Russie et Royaume Uni (via le Raj britannique) au XIXème siècle. Alors que les khanats de Qoqand, Boukhara, Khiva, et Badakhshan sont intégrés dans l’orbite russe, la nouvelle frontière (Xinjiang) des Qing était formellement délimitée, avec une frontière stable. Pour éviter toute confrontation entre russes et britanniques, les zones d’influences respectives sont séparées par l’Afghanistan à qui l’on attribue une partie de Badakhshan et le corridor de Wakhan (qui sert de frontière sino-afghane). Dans ce contexte, la frontière centre-asiatique du futur Etat connaît déjà deux sources d’instabilité.

D’abord, la province de Badakhshan est coupée en deux, entre la partie russe et la partie afghane, tandis que la population pamirie (indigène du Haut Badakhchan) est répartie de part et d’autre de la frontière. Cette frontière présente donc des risques de porosité, notamment lors des guerres civiles tadjikes et afghanes des années 90. La seconde source d’instabilité est la délimitation chinoise de la frontière qui est établie sous la dynastie Qing. La Chine républicaine, puis la Chine communiste ne reconnaissent pas nécessairement les tracés de ces frontières. Il est notamment arrivé que la Chine revendique les monts Pamir[2]. Si la question était non-négociable sous l’URSS, lors des indépendances centre-asiatiques en 1991, il a fallu négocier le tracé de la frontière. Le Tadjikistan a ainsi cédé plusieurs territoires à Pékin en 2011.

Les indépendances centre-asiatiques ont également posé des questions de sécurité intérieure et extérieure pour Pékin. Tout d’abord, ces indépendances auraient pu favoriser une volonté d’indépendance des périphéries chinoises, notamment au Xinjiang. Dans cette région, la population ouïghoure est majoritaire et entretient des liens culturels et migratoires avec les pays d’Asie centrale, en particulier le Kazakhstan. Des minorités kazakhes, tadjikes et kirghizes vivent également au Xinjiang. Si la population han est numériquement presque aussi importante que la population ouïghoure, cette dernière se concentre largement dans le sud du Xinjiang, vers les villes de Kashgar, Aksou ou Hotan, tout près de la frontière avec le Kirghizstan et le Tadjikistan. Par ailleurs, dans les années 90, des factions se réclamant d’un islam politique plus ou moins radicales ont été actives tant en Afghanistan qu’au Tadjikistan. Un risque de contagion, ou de solidarité avec les groupes insurgés ouïghours n’était pas exclu.

Une coopération chinoise importante et croissante

La Chine y répond via une coopération importante avec les pays d’Asie centrale. Alors que les frontières sont renégociées, Pékin crée l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui réunit à sa création les États d’Asie centrale (sauf le Turkménistan), la Russie et la Chine. Le but de l’organisation est de lutter contre les trois maux – le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. Ces sujets parlent évidemment aux pays concernés. Dans le seul cas du Tadjikistan une volonté sécessionniste de la province autonome du Haut Badakhshan n’est pas exclue, tandis que la guerre civile a vu naître des groupes islamistes armés. Si la force islamiste principale du PRIT est intégrée au jeu politique (jusqu’en 2015), d’autres éléments plus radicaux risquent d’apparaître, au sein du Tadjikistan ou débordant de pays étrangers (Afghanistan, Ouzbékistan, Chine). On comprend que la coopération sécuritaire avec Pékin est intéressante pour le Tadjikistan dès les années 90.

Celle-ci ne diminue pas avec le temps, au contraire. Bien qu’il n’y ait pas de déclaration officielle, Pékin aurait ouvert une base militaire dans la province du Haut Badakhshan au Tadjikistan. Des soldats chinois y stationneraient selon le Washington Post qui a révélé l’existence de la présence militaire de Pékin[3]. Notons toutefois que la Chine n’est pas le premier Etat à s’implanter militairement au Tadjikistan. La Russie y a une base militaire, et l’Inde bénéficie également de facilités militaires dès les années 90. Notons également que la Chine aurait ouvert une base militaire en Afghanistan dans la province voisine de Badakhchan[4]. Ces deux bases permettraient donc de sécuriser totalement le sud-ouest du Xinjiang. La coopération entre la Chine et le Tadjikistan s’étend également à la construction d’infrastructures comme des avant-postes militaires[5], ou à des exercices communs, comme ce fut le cas en 2019 dans le Pamir[6].

Des risques sécuritaires toujours présents au Tadjikistan

Toutefois, les problèmes de sécurité internes au Tadjikistan restent importants. Tout d’abord, des troubles récurrents apparaissent dans la province du Haut Badakhshan, notamment en 2008, 2012 et 2018[7][8]. Ceux-ci montrent la défiance de la population locale, qui parle un dialecte du tadjik différent du reste du pays, a une religion différente en majorité (l’islam ismaélien) et une culture spécifique, notamment pour le mode de vie montagnard. Ensuite, la province est la plus pauvre du pays. Elle a toutefois un passé relatif d’autonomie, qui dépasse le simple aspect géographique montagneux : Badakhchan était autrefois un khanat indépendant, non lié à Dounchanbé, Khodjent ou Kulyob (les principales villes de l’ouest tadjik). Durant la guerre civile, bien que le Haut Badakhchan soit une province peu peuplée, celle-ci a eu un rôle stratégique, notamment car les services secrets soviétiques recrutaient beaucoup parmi ses habitants[9]. Les Pamiris de Badakhshan ont ainsi acquis une importance non-négligeable pendant la guerre. Bien qu’ils aient déposé les armes depuis 1997, la pauvreté et les troubles récurrents peuvent laisser craindre une déstabilisation de la province frontalière de la Chine.

L’autre grand enjeu de sécurité pour le Tadjikistan est l’islami radical. Plusieurs centaines de Tadjiks sont partis se battre en Syrie auprès de groupes radicaux, y compris l’Etat Islamique[10]. Cette organisation terroriste a par ailleurs une branche en Asie centrale, Daesh Wilayat Khurasan (en Afghanistan principalement). Le retour des djihadistes de Daesh en Asie centrale pose une réelle question de sécurité pour l’ensemble des pays concernés, Chine y compris avec les militants Ouïghours. Les militants d’Asie centrale et du Caucase sont d’ailleurs parmi les plus aguerris chez Daesh, renforçant les craintes d’instabilité[11]. Dans le cas spécifique du Tadjikistan, trois évènements doivent particulièrement alerter tant les autorités de Douchanbé que Pékin : la défection d’un général de l’armée tadjike, formé militairement par les Américains et les Russe, chez Daesh en 2015[12] ; des attentats terroristes contre les forces de sécurité[13] et contre des touristes[14] ; plusieurs mutineries fomentées par Daesh dans les prisons tadjikes[15]. La question de l’islam radical au Tadjikistan n’a donc pas été réglée malgré la fin de la guerre civile. 

Une présence économique de plus en plus importante

La présence chinoise en Asie centrale semble prendre deux axes principaux : avoir accès aux ressources énergétiques centre-asiatiques, et sécuriser les routes commerciales qui y transitent. Dans les deux cas, le Tadjikistan occupe une place mineure.

En effet, le gros des réserves pétrolières et gazières d’Asie centrale se trouve au Kazakhstan, Turkménistan et dans une moindre mesure en Ouzbékistan. Il y a bien du pétrole et du gaz au Tadjikistan, mais les infrastructures pour l’exploiter sont à l’abandon depuis l’époque soviétique. La Chine est toutefois présente dans le consortium d’entreprises qui pourraient exploiter ces ressources[16]. Sur les routes commerciales, la place du Tadjikistan est également modeste. La frontière sino-tadjike reste difficile d’accès. Une route chinoise passant par le Kazakhstan et la Russie, ou par le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Iran serait plus rapide et surtout plus sûre qu’une route passant par le Tadjikistan et l’Afghanistan.

Lorsque Xi Jinping révèle le projet de nouvelles routes de la soie, la carte présentée passe laborieusement par le Tadjikistan, plus comme un détour pour ne pas isoler l’Etat le plus pauvre d’Asie centrale que par véritable intérêt stratégique.

Il existe toutefois une autre route incluant le Tadjikistan qui pourrait être intéressante pour Pékin, celle passant par le port pakistanais de Gwadar. Pékin investit dans le port de Gwadar depuis 2008, pour qu’il lui serve de débouché dans l’océan Indien[17]. L’idée est de relier l’océan à la Chine via le Pakistan. Une route alternative pourrait inclure l’Afghanistan et le Tadjikistan. Malgré tout, lors du début du projet de nouvelle route de la soie, le Tadjikistan ne semble pas être le pays prioritaire pour la Chine.

A mesure que le projet évolue, la place du Tadjikistan semble changer. Plus qu’une route, le projet chinois devient la Belt and Road Initiative – BRI et constitue un ensemble de routes, ainsi qu’un projet de soft power chinois. Outre les routes commerciales, chaque Etat qui aspire à trouver de nouveaux investissements peut être intégré dans la BRI. Le Tadjikistan, frontalier de la Chine, entre totalement dans ce contexte. Douchanbé a besoin de capitaux étrangers. Pékin de son côté trouve un double intérêt à investir au Tadjikistan. Le premier se situe dans les importantes ressources minières du pays. Le second dans la capacité de la Chine à obtenir des contrats auprès d’un régime particulièrement opaque, et en pleine crise économique. Les conditions d’acquisition de contrats de la Chine posent toutefois régulièrement question.

Les investissements en matières premières

Très tôt, la Chine s’intéresse aux ressources minières tadjikes. Ainsi, dès 2006, la Chine investit 30 millions de $ pour développer les mines de Poibuloq et Altyn-Topkan, où se trouvent du zinc et du plomb[18]. En 2008, les entreprises de la province chinoise du Guangdong commencent des actions de lobbying auprès du gouvernement tadjik pour exploiter les gisements d’uranium encore disponibles dans le pays[19]. Les réserves tadjikes semblent toutefois faibles contrairement à ce qui était annoncé par le gouvernement. Il faut également mentionner la présence de terres rares et métaux rares dans le pays[20], un marché ou la Chine est un acteur dominant.

Dans les années 2010, les investissements chinois se concrétisent. En 2014, l’entreprise chinoise Tebian Electronic Apparatus (TBEA) obtient les droits d’exploitation de la mine d’or du Haut Kumarg et dans le Duoba oriental, dans le district d’Ayni (province de Soghd). Ces droits ont été obtenus en échange de la construction d’une centrale électrique[21]. En 2019, Kashgar Xinyu Dadi Mining Investment a investi 39,6 millions de $ dans la mine d’argent de Yakjilva, dans la province du Haut Badakhchan. Les termes du contrat ne sont pas clairs, notamment si la société chinoise devrait payer des taxes pour l’exploitation de cette mine[22]. Aujourd’hui, près de 85% du marché de l’extraction et l’exploitation aurifère est dominé par deux entreprises sino-tadjike, Zarafshon et Pakrut[23]

Dans le cas de l’exploration pétrolière et gazière, la Chine – et la France – gagnent un litige juridique les opposants à l’entreprise canadienne Thetys en 2018. La possibilité d’exploiter les ressources tadjikes dans le gisement de Bokhtar semble plus crédible, mais reste incertaine[24]. Toutefois, la Tadjikistan semble être un sujet pour l’approvisionnement pétrolier de la Chine, car Pékin finance la construction d’une raffinerie de pétrole dans la zone franche de Dangara. La construction a toutefois connu un ralentissement fin 2020 par manque de matières premières nécessaire à sa construction[25]. Un autre projet incluant le Tadjikistan est le gazoduc reliant le Turkménistan à la Chine. Celui-ci comporte plusieurs routes, dont la quatrième, la D, passe par le Tadjikistan[26]. Malgré la faiblesse de l’exploitation des ressources en pétrole et en gaz du Tadjikistan, Pékin en fait une zone importante pour le transit.

Les contrats dans les infrastructures tadjikes

Sur le réseau routier tadjik, la Chine est également présente. Ce n’est qu’en 2004 qu’une route relie le Tadjikistan à la Chine, passant par la ville frontalière de Qolma. Peu après la signature du contrat avec Kashgar Xinyu Dadi Mining Investment, la Chine investit 360 millions de $ pour le financement de deux routes au Tadjikistan. La première relie Bokhtar à Kulyob (ville d’origine du clan au pouvoir à Douchanbé) ; la seconde relie la capitale à Qolma, à la frontière avec la Chine[27]. L’occasion de renforcer la connexion sino-tadjike. Il faut également rappeler que 85% du marché du ciment au Tadjikistan est dominé par des entreprises sino-tadjikes. La place de la Chine est donc prépondérante dans le développement des infrastructures de transport routier au Tadjikistan[28].

Sur les infrastructures énergétiques également, Pékin a une place fondamentale. Comme mentionné précédemment, TBEA, est présent au Tadjikistan pour la construction d’une centrale électrique. Ce n’est toutefois pas le seul projet auquel l’entreprise du Xinjiang est sollicitée au Tadjikistan : en 2012, TBEA commence la construction d’une centrale thermique près de Douchanbé. Les dirigeants Xi Jinping et Emomali Rakhmon sont présents à l’inauguration de la première phase de construction du site, en 2014[29]. Pékin s’est aussi proposé pour rénover le vieux barrage de Nurek, datant de l’époque soviétique[30]. C’est aujourd’hui le barrage qui crée le plus d’électricité dans le pays, bien que la construction du barrage de Rogun puisse changer la donne.

Les investissements chinois sont donc orientés vers des domaines stratégiques, à la fois pour Pékin et pour Douchanbé. Pékin trouve des sources d’approvisionnement en matières premières, bien que l’importance du Tadjikistan soit relative comparé à ses voisins centre-asiatiques. Pour Douchanbé, les investissements chinois permettent de développer les infrastructures du pays, ainsi que son industrie. Toutefois, ces investissements masquent mal un risque de domination chinoise sur ces mêmes infrastructures et industries. La place prépondérante des entreprises chinoises dans les joint ventures sur les secteurs stratégiques tadjiks peut être problématique pour Douchanbé à terme.

Une dépendance grandissante et la faiblesse de l’appareil étatique tadjik

Depuis son indépendance, le Tadjikistan est considéré comme marginal. C’est le pays le plus pauvre d’Asie centrale. En 125ème place, c’est le pays d’Asie centrale avec le plus faible IDH en 2018, trois places derrière le Kirghizstan. En termes de PIB par habitant, l’écart est encore plus grand, car selon la Banque Mondiale, la même année, le Tadjikistan est 169ème, soit dix places derrière le Kirghizstan. Les richesses naturelles du pays sont relatives, dans une région où le pétrole, le gaz, l’uranium et les minerais sont nombreux. La géographie du pays n’aide pas : tout l’est du pays, le Haut Badakhchan, est peu développé et très montagneux, ce qui rend difficile de créer des infrastructures efficaces. Qui plus est, le nord et le sud du pays sont également séparés par des chaînes de montagnes, incluant les Monts Hissar et les Monts Zeravchan. Ainsi, la capitale Douchanbé est difficilement reliée à la deuxième ville du pays, Khodjent.

La situation politique a accentué la mauvaise image du Tadjikistan. L’indépendance du pays entraîne une guerre civile. Celle-ci a lieu en même temps que des troubles internes en Ouzbékistan, et que la guerre en Afghanistan, qui rejaillit sur le pays. L’instabilité permet également à une fraction du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (groupe islamiste ouzbek) de se réfugier au Tadjikistan au 1999[31]. Tachkent bombarde alors la position supposée du groupe sur le sol tadjik, malgré les protestations de Douchanbé, preuve de la faiblesse de l’Etat tadjik[32]. Pour mettre fin à la guerre, et dans un contexte de tensions au sud, des forces russes sont déployées à la frontière tadjiko-afghane jusqu’en 2004[33], tandis que la Russie ouvre une base militaire[34]. Dans les années 90, le pays a donc dû déléguer une partie de sa sécurité à des pays tiers.

L’ex-sénateur Pierre Biarnès, avec son ton cynique, pensait le pays “ingouvernable, hormis par une grande puissance étrangère[35].

La situation évolue timidement dans les années 2000. Avec l’intervention de l’OTAN en Afghanistan, le Tadjikistan prend une place grandissante sur la scène locale. Bien qu’aucune base militaire américaine n’y ouvre, le Tadjikistan ouvre son espace aérien aux forces de l’OTAN, ouvrant la voie à une intégration dans les discussions internationales. Le Président Emomali Rakhmon se maintient également au pouvoir (jusqu’à aujourd’hui), alors qu’en 2005, l’Ouzbékistan qui avait la réputation de la stabilité, est secoué par des émeutes à Andijan.

La Chine comme partenaire ?

C’est toutefois bien la Chine qui est le premier pays à présenter une alternative à la Russie pour Douchanbé. L’intégration à l’Organisation de Coopération de Shanghai en est le premier élément. Les premiers investissements chinois commencent également dans les années 2000. Le Tadjikistan reste, comme nous l’avons vu, un état marginal dans la stratégie chinoise, y compris au début de la stratégie des Nouvelles Routes de la Soie. La Chine prend une place grandissante au Tadjikistan au fur et à mesure de la décennie 2010. C’est une opportunité pour le Tadjikistan, qui trouve de nouvelles sources d’investissements.

Toutefois, c’est aussi un risque, car la présence grandissante chinoise place le Tadjikistan sous dépendance économique et sécuritaire. Nous avons analysé la place montante de la Chine sur les questions de sécurité au Tadjikistan dans la première partie. Celles-ci restent limitées, et Douchanbé peut aussi compter sur la coopération sécuritaire avec la Russie. En revanche, sur la partie économique, la situation est plus complexe. L’essentiel des investissements chinois se font dans la construction d’infrastructures stratégiques, ou dans les ressources minières. Dans le premier cas, les questions de souveraineté se posent. Dans le second également, mais sur un autre registre. Le cas de TBEA est le plus explicite : l’entreprise est exonérée de taxes, et se rémunère en exploitant les ressources aurifères du pays. Il n’y a donc pas de redistribution. Des questions de transparence se posent.

Dans son livre Resource-Based Industrialization: Sowing the Oil in Eight Developing Countries, Richard Auty développe le concept de “malédiction des ressources naturelles”, où les bénéfices des ressources naturelles sont confisqués par un clan, qui les investit notamment dans les appareils de sécurité pour maintenir son pouvoir. Si le sujet a été développé autour du pétrole à l’origine, il peut être pertinent sur le contexte post-soviétique, et sur les ressources minières. Le Tadjikistan, où le clan Rakhmon est au pouvoir depuis 1994, rentre totalement dans ce champ d’étude. Il ne s’agit pas ici d’un problème pour Pékin à court terme, mais d’une question de stabilité pour l’État tadjik.

La relation de dépendance économique du Tadjikistan envers la Chine se traduit de manière plus globale qu’avec les seules ressources minières. La part de la dette chinoise représenterait ainsi 35% du PIB du pays[36], un chiffre que l’on retrouve dans d’autres pays sur les projets de nouvelles routes de la soie, mais qui reste considérable. Dans certains de ces pays comme le Sri Lanka, l’incapacité à rembourser la dette a entraîné la perte de souveraineté sur le port de Hambantota, pendant une période de 99 ans. Un scénario similaire inquiète désormais plusieurs pays comme le Kenya. Le Tadjikistan pourrait également être concerné. Le poids de la dette, le manque de transparence, et un appareil d’Etat largement concentré dans les mains d’un clan, au pouvoir depuis 25 ans, sont autant d’éléments qui peuvent entraîner un ressentiment contre la Chine. La présence grandissante de citoyens chinois est déjà un facteur de mécontentement au Tadjikistan[37].

Si l’on prend en exemple d’autres pays qui ont une dette extérieure très importante vis-à-vis de la Chine, un même scénario se répète : au Sri Lanka, aux Maldives, en Malaisie, une fois que les leaders pro-chinois quittent le pouvoir pour laisser place à l’opposition, celle-ci se détourne de la Chine pour contrebalancer l’influence de Pékin. Ce scénario pourrait prendre place dans le Tadjikistan post-Rakhmon. Et Douchanbé peut toujours se recentrer sur la Russie, ou s’appuyer sur l’Inde, puissance grandissante en Asie centrale, et présente économiquement, culturellement et militairement au Tadjikistan.

Le Pamir, nouveau sujet sino-tadjik ?

Alors que le tracé de la frontière sino-tadjike semblait établi, un article officiel chinois citait un historien nationaliste revendiquant le Pamir (qui correspond à la province du Haut Badakhchan) comme appartenant à la Chine[38]. Comme nous l’avons vu, cette revendication n’est pas nouvelle ; elle semblait toutefois réglée. Si la publication de cet article n’implique pas une position officielle de la Chine, elle implique de fortes inquiétudes tadjikes. En effet, malgré les concessions territoriales de Duchanbé, les signes impliquant un nouveau changement de frontières ne sont pas dissipés. La région des Pamirs représente 45% du territoire tadjik, la perte de ce territoire entraînerait une déstabilisation totale du pays. La confiance entre le Tadjikistan et la Chine pourrait donc en être sérieusement entachée.

La présence d’entreprises chinoises au Tadjikistan est d’ailleurs importante dans la province du Haut Badakhchan, notamment dans l’exploitation minière, comme nous l’avons vu. La base militaire chinoise se situe également dans cette même province. De fait, Pékin est déjà très présent dans la zone, tant économiquement que militairement. Tant que la Chine reconnaît l’intégrité territoriale et la non-ingérence dans les affaires du Tadjikistan, ni l’Etat, ni le clan des Kulyobi n’avaient de raison de s’inquiéter. Le principe de non-ingérence a pour l’instant été reconnu, mais celui de l’intégrité territoriale porte de plus en plus sujet à controverse, et pourrait donc détacher le clan d’Emomali Rakhmon du partenaire chinois. Des pays hostiles à la politique étrangère chinoise ont d’ailleurs partagé l’information des potentielles revendications chinoises, qu’il s’agisse des Etats-Unis[39] ou de l’Inde[40]. La Russie, sans être nécessairement hostile à la Chine, ne peut non plus accepter un changement frontalier de cette ampleur dans l’espace de la Communauté des Etats d’Indépendants. S’il faut bien rappeler que pour l’instant, il ne s’agit nullement de revendications officielles de Pékin, les sources d’inquiétudes sont nombreuses, et les grandes puissances prêtes à contrebalancer l’influence chinoise sont bien présentes.

Depuis l’indépendance du Tadjikistan en 1991, la Chine a eu des relations de plus en plus importantes avec Douchanbé. Celles-ci se sont largement accentuées depuis l’annonce du projet de la BRI. La coopération avec le Tadjikistan représente un triple intérêt pour Pékin : sécuriser le sud-ouest des frontières chinoises, et a fortiori, le Xinjiang ; développer les routes commerciales à travers l’Asie centrale, reliant la Chine à l’Europe et à l’océan Indien ; développer des relations économiques. Ces intérêts peuvent d’ailleurs se rejoindre : on constate que deux entreprises chinoises qui exploitent les ressources tadjikes, TBEA et Kashgar Xinyu Dadi Mining Investment, sont des entreprises du Xinjiang, alliant donc la stabilisation économique régionale au commerce bilatéral. Du côté de Douchanbé, la coopération chinoise permet de stabiliser le pays, dont la structure étatique reste fragilisée par la guerre civile de 1992-1997 et les menaces de déstabilisation. C’est également un moyen de se détacher de la Russie, et donc de marquer une certaine indépendance dans les relations avec les grandes puissances impliquées en Asie centrale. À première vue, la situation semble donc gagnant-gagnant pour Pékin et Douchanbé.

Toutefois, le manque de transparence dans la signature de contrats, qu’ils soient économiques ou de coopération militaire, peuvent poser des problèmes à court ou moyen-terme. Dans quelle mesure l’Etat tadjik bénéficie réellement de la coopération avec la Chine ? Le déséquilibre commercial et la présence militaire chinoise au Tadjikistan ne sont-ils pas des symptômes – ou des preuves – d’une perte progressive de souveraineté du Tadjikistan sur son économie et son territoire ? Ces sujets ne sont aujourd’hui pas évoqués par le clan au pouvoir, mais ils pourraient être posés par la suite, notamment lors de la transition politique : que se passera-t-il lorsque Emomali Rakhmon devra quitter le pouvoir ? La question se pose d’autant plus que de potentielles revendications territoriales chinoises sur le Tadjikistan peuvent encore avoir lieu. Le Tadjikistan pourra-t-il s’y opposer ? Est-ce que sa dette vis-à-vis de Pékin l’obligera à céder une partie de son territoire ? Si la relation Chine-Tadjikistan semble donc offrir des opportunités mutuelles importantes, elle soulève autant de questions et d’incertitudes pour l’avenir.


Par Thomas Ciboulet – Diplômé de Sciences Po Paris et de l’INALCO, analyste en relations internationales spécialisé sur l’Asie centrale, le Caucase et le Moyen Orient


[1] Guillaume HENRARD, Géopolitique du Tadjikistan, le nouveau Grand Jeu en Asie centrale, Ellipses Editions, Paris, 2000, pp. 55-59

[2] Sebastien COLIN, “La Chine et ses frontières”, Armand Colin, Paris, 2011, p. 63

[3] Gerry SHIH, “In Central Asia’s forbidding highlands, a quiet newcomer: Chinese troops”, The Washington Post, 19 février 2019

[4] Joshua KUCERA, “Report: China Building Military Base on Afghan-Tajik Border”, Eurasianet, 8 janvier 2018

[5] “China to build outposts for Tajik guards on Tajikistan-Afghanistan border”, Reuters, 26 septembre 2016

[6] “Tajikistan, China to hold another joint military drill in Pamirs”, Eurasianet, 9 juillet 2019

[7] Quentin COUVREUR, “Tadjikistan : vers un regain des troubles dans la région autonome du Haut-Badakhchan ?”, Novastan, 29 mai 2020

[8] Quentin COUVREUR, “Tadjikistan : les autorités reculent après de nouvelles manifestations dans le Haut-Badakhchan”, Novastan, 23 juin 2020

[9]  Guillaume HENRARD, Géopolitique du Tadjikistan, le nouveau Grand Jeu en Asie centrale, Ellipses Editions, Paris, 2000, p. 57

[10] “At Least 575 Tajik Women And Children Stranded In Syrian Refugee Camps”, Radio Free Europe/Radio Liberty, 12 septembre 2019

[11] Ariane BONZON, “La «Division du Caucase», la filière d’exception de l’État islamique”, Slate, 21 septembre 2016

[12] “Le chef des forces spéciales tadjikes rejoint l’Etat islamique”, Le Monde, 29 mai 2015

[13] “Tadjikistan: Daech revendique une attaque meurtrière contre une unité des gardes-frontières”, Le Figaro, 8 novembre 2019

[14] Pablo MENGUY, “Au Tadjikistan, un attentat revendiqué par l’EI embarrasse le pouvoir”, Le Monde, 1 aout 2018

[15] David GAÜZERE, “Géopolitique de Daesh. Les prisons tadjikes, cheval de Troie de l’Etat Islamique en Asie centrale ?”, Diploweb, 23 juin 2019

[16] Païrav TCHORCHANBAIEV/Etienne COMBIER, « Qui a conduit le secteur pétrolier et gazier du Tadjikistan dans une impasse ? », Novastan, 15 décembre 2018

[17] Logan PAULEY & Hamza SHAD, “Gwadar: Emerging Port City or Chinese Colony?”, The Diplomat, 5 octobre 2018

[18] Zarrina ERGASHEVA, “China gets license for operating Altyn-Topkan deposit”, Asia Plus, 13 novembre 2006

[19] Daler GHURFONOV, “China’s company eyes uranium deposits in Tajikistan”, Asia plus, 11 juillet 2008

[20] Sebastien PEYROUSE, “Race for Rare Earths in Central Asia”, National Geographic, 20 aout 2013 

[21] Dirk VAN DER KLEY, « The Full Story Behind China’s Gold Mine-Power Plant Swap in Tajikistan », The Diplomat, 14 avril 2018

[22] Kamila IBRAGIMOVA, « Tajikistan gifts silver mine license to Chinese company », Eurasianet, 3 octobre 2019

[23] Tilav RASOULL-ZADE (traduit par Anélia CORNET), “Quand l’or du Tadjikistan s’épuise”, Novastan, 26 aout 2020

[24] “Battle for Bokhtar Operating Company ends in defeat for Tethys Petroleum”, Asia Plus, 4 janvier 2018

[25] “Tajikistan discusses supply of oil refinery raw materials with Iran”, Nour News, 19 septembre 2020

[26] Bruce PANNIER, “Tajik Claim Of Pipeline Progress Is Welcome News In Turkmenistan”, Radio Free Europe/Radio Liberty, 31 janvier 2020

[27] Kamila IBRAGIMOVA, “Tajikistan approves Chinese $360 million grant for highways”, Eurasianet, 30 octobre 2019

[28] Pierre-François HUBERT, “La Chine partout présente au Tadjikistan”, Novastan, 4 mai 2020

[29] Yahong XIE, “Building Lifelines in Tajikistan – Tebian Electric Apparatus Stock Co.”, Xinhua, 28 février 2017

[30] Niva YAU, “Chinese business briefing: Getting back on track” Eurasianet, 6 juillet 2020

[31] Boris EISENBAUM, Guerres en Asie centrale : luttes d’influence, pétrole, islamisme et mafias, 1850-2004, Grasset, Paris, 2005, p. 102

[32]  Guillaume HENRARD, Géopolitique du Tadjikistan, le nouveau Grand Jeu en Asie centrale, Ellipses Editions, Paris, 2000, p. 67

[33] Antoine BLUA, “Tajikistan: Tajiks To Replace Russian Border Guards On Afghan Border”, Radio Free Europe/Radio Liberty, 6 mai 2004

[34] Guillaume HENRARD, Géopolitique du Tadjikistan, le nouveau Grand Jeu en Asie centrale, Ellipses Editions, Paris, 2000, pp. 66-67

[35] Pierre BIARNES, La route de la soie, une histoire géopolitique, Ellipses Editions, Paris, 2008, p. 89

[36] Bradley JARDINE & Edward LEMON, “Perspectives | Tajikistan’s security ties with China a Faustian bargain”, Eurasianet, 2 mars 2020

[37] Jérémy LONJON, “Les citoyens chinois au Tadjikistan, un problème ou une manne pour le pays ?”, Novastan, 17 juillet 2016

[38] Niva YAU, “China business briefing: Unclear borders, uneasy neighbors”, Eurasianet, 3 aout 2020

[39] Paul GOBLE, “Beijing Implies Tajikistan’s Pamir Region Should Be Returned to China”, Jamestown Foundation, 30 juillet 2020

[40] Palki SHARMA, “Now, China eyes Pamir region in Tajikistan”, Wion, 4 aout 2020