Géopolitique de l’eau – L’Asie centrale est une région riche en ressources en eau. Cependant, la demande croissante en eau dans tous les secteurs, en particulier pour l’industrie et l’agriculture, augmente l’incertitude quant à la disponibilité de l’eau dans la région. Les pays peinent à équilibrer leurs approvisionnements en eau, la croissance de leurs populations et de leurs économies dans le contexte du changement climatique et des défis environnementaux.
La situation est encore plus complexe en raison de la dépendance vis-à-vis des bassins et des cours d’eau transfrontaliers, où les besoins socio-économiques nationaux sont directement en conflit avec les intérêts des pays limitrophes. En outre, en tant qu’anciennes républiques socialistes, ces pays ont hérité du système hydraulique soviétique. Par conséquent, les pays utilisent parfois l’eau ou l’hydroélectricité comme un outil coercitif et politique. Ces pays doivent travailler à la gestion des ressources en eau transfrontières, avec les parties prenantes régionales et internationales afin de promouvoir la stabilité régionale, la prospérité et la bonne santé des écosystèmes.
Cependant, cette coopération est ardue car les bénéfices d’une potentielle coopération régionale sont asymétriques et inégalement répartis. Les conflits frontaliers et la méfiance peuvent également participer aux tensions régionales.
Cet article (partie 1) examine les tendances régionales et nationales de l’utilisation de l’eau et discute des enjeux environnementaux, dans une région essentielle des Routes de la soie puisqu’elle constitue la porte de sortie de la Chine vers l’Europe.
I – Tendances régionales et nationales de l’utilisation de l’eau
En Asie centrale[1], l’utilisation de l’eau par secteur a changé depuis les indépendances en 1991 (graphique 1). Le volume total d’eau prélevée a diminué de 11% au cours des dix dernières années. L’agriculture est de loin le secteur le plus consommateur en eau (graphique 1), et cette diminution est entièrement due à la réduction des prélèvements d’eau pour l’agriculture. Les prélèvements domestiques et industriels ont augmenté respectivement de 52% et 23% au cours de cette période (1991-2018).
(La lecture est conseillée en mode bureau et non portable pour mieux apprécier l’ensemble des tableaux de l’article)

En Asie centrale, plus de 8 millions d’hectares de champs irrigués utilisent 90% des eaux de surface disponibles et contribuent pour environ 20% au PIB régional tout en employant un pourcentage important de la population, qui dépend directement ou indirectement de l’agriculture irriguée (SPECA, 2019). En effet, la majorité de la population du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan dépend de l’agriculture irriguée. Le Kirghizistan et le Tadjikistan représentent ensemble moins de 15% de la superficie agricole équipée pour l’irrigation. Le Turkménistan a le niveau le plus élevé (tableau 2), la superficie irriguée est plus grande que la surface cultivée, car elle comprend des pâturages permanents irrigués. L’irrigation en Asie centrale, en particulier en Ouzbékistan, repose sur un système de barrages, de pompes et de canaux parmi les plus complexes au monde. En Asie centrale, 86% de la consommation totale d’eau agricole provient de la production de coton, de blé et de riz, le coton représentant 62% (UNESCAP, 2018). La répartition de l’eau en Asie centrale est très révélatrice de la surexploitation agricole (graphiques 1,2,3).


Arménie | Azerbaïdjan | Kazakhstan | Russie | Ouzbékistan | |
Prélèvements totaux en eau (10^9 m3/an) | 2,866 | 12,78 | 24,45 | 64,41 | 58,9 |
Prélèvements pour l’irrigation (10^9 m3/an) | 1,612 | 11,95 | 12,46 | 53,7 |
Source : Aquastat, 2017.
*Les données récentes pour la Géorgie, le Tadjikistan, le Kirghizstan et le Turkménistan sont manquantes.
Bassin de la Mer d’Aral | Turkménistan | Ouzbékistan | Tadjikistan | Kazakhstan | Asie central | Monde | |
Terre cultivée équipée pour l’irrigation | 85% | 102% | 89% | 85% | 9% | 33% | 20% |
Source : UNESCAP WP Water security, 2018.
Dans les pays du Caucase[2], l’eau est principalement consommée à des fins domestiques (graphique 2). Cependant, il existe des différences nationales importantes car la région n’est pas homogène. En effet, 72% de l’eau en Azerbaïdjan est utilisée pour l’agriculture et 74,2% en Arménie (graphique 3). En Géorgie, la consommation d’eau pour l’irrigation se situe principalement dans la région du bassin de Kura-Araks, 18,2% du bassin est situé dans le pays.
II – Stress hydrique
Dans les pays du Caucase, la distribution de l’eau dans la région est inégale. La Géorgie est le pays le plus riche en eau et l’Azerbaïdjan le plus pauvre, 70% de ses ressources en eau provenant de l’extérieur de ses frontières. En termes de ressources par habitant, la Géorgie a les ressources les plus importantes, en Azerbaïdjan et en Arménie, ce niveau est considérablement plus bas (tableau 3).
Géorgie | Azerbaïdjan | Arménie | Russie | |
Ressources en eau (m3/an/habitant) | 12 000 | 3 800 | 2 800 | 31 426 |
Source : Aquastat, 2017, UNESCAP, 2017.
Les ressources en eau par habitant en Fédération de Russie sont immenses (tableau 3). Le pays possède 1/4 des ressources mondiales en eau douce. Cependant, la répartition est là aussi très inégale. Les régions du centre et du sud de la Russie européenne, où se concentre 80% de la population et de l’industrie, ne représentent que 8% des ressources en eau (Climate Change Post, 2020).
Selon le Intelligence Community Assessment, d’ici 2040, la demande en eau augmentera de 40% dans les pays de la région. Par conséquent, à mesure que les pénuries en eau s’aggraveront au-delà des dix prochaines années, l’eau des bassins transfrontaliers sera de plus en plus utilisée comme un levier politique.
Dans ces pays, la détérioration des ressources en eau, associée à la croissance démographique de la région a entraîné une baisse de la disponibilité en eau par habitant au cours des 30 dernières années (tableau 4).
1990 | 2020 | 2030 (prévision) | |
Eau disponible par habitant | 8400 m3/an/hab | 2200 m3/an/hab | 1700 m3/an/hab |
Source : Aquastat, Banque mondiale, 2018

Le Turkménistan et l’Ouzbékistan surexploitent leurs ressources nationales en eau (graphique 4), en effet le prélèvement total d’eau douce dépasse les ressources en eau renouvelables. L’Ouzbékistan est parmi les pays au monde avec le plus haut prélèvement d’eau par habitant, alors que le pays a de faibles ressources en eau. Ces deux pays dépendent de cultures (notamment le coton) très gourmandes en eau et font face à une population croissante.
Héritage post-soviétique en Asie du Nord et centrale
A la racine du problème se trouve la désintégration du système de partage des ressources de l’Union soviétique après 1990. En effet, l’apparition de nouvelles frontières politiques a transformé les cours d’eau nationaux en cours d’eau internationaux (tableau 3) avec un total de 18 cours d’eau transfrontaliers. Sous l’Union soviétique, les ressources en eau et en énergie étaient échangées librement au-delà des frontières administratives, et Moscou fournissait les fonds nécessaires pour construire et entretenir les infrastructures hydrauliques.
En Asie centrale, la montée des nationalismes entraînent des différends entre les trois pays en aval (Kazakhstan, Turkménistan et Ouzbékistan) et les pays en amont (Kirghizistan et Tadjikistan). Les pays en aval ont besoin de plus d’eau pour leurs secteurs agricoles et leurs populations en croissance, tandis que les pays en amont, économiquement plus faibles, tentent de mieux contrôler leurs ressources et souhaitent utiliser plus d’eau pour la production d’électricité. Les tensions se concentrent sur les deux principaux fleuves de la région qui se jettent tous deux dans la mer d’Aral : la Syr Darya, qui va du Kirghizistan à l’Ouzbékistan et au Kazakhstan et l’Amu Darya, qui va du Tadjikistan à l’Ouzbékistan et au Turkménistan.
Situation post-indépendances | Azerbaïdjan | Kazakhstan | Russie | Turkménistan | Ouzbékistan |
% des ressources en eau venant de l’extérieur des frontières nationales | 70% | 43% | 5% | 98% | 91% |
Source: UNESCAP WP Water security, 2018.
Le tableau 5 montre que ces pays, en particulier l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan sont fortement dépendants des ressources extérieures compte tenu de leur géographie (semi-aride) et des frontières post-soviétiques.
Dans le Caucase, 65% du bassin de la rivière Kura-Araks a été divisé entre l’Arménie (15,7%), l’Azerbaïdjan (31,5%) et la Géorgie (18,2%) (FAO, 2008). Pendant la période soviétique, l’agriculture de la sous-région reposait sur la spécialisation agricole des zones en fonction de leur géographie et des conditions climatiques. De cette manière, les zones montagneuses se sont spécialisées dans les fruits et le raisin, tandis que sur les terres arides et semi-arides était cultivé du coton.
III – Défis environnementaux
En Asie centrale, l’approvisionnement naturel en eau et les réserves d’eau à long terme (les glaciers) sont étroitement liés au changement climatique. En effet, selon les estimations, le changement climatique se traduira par une réduction des ressources en eau dans les plaines du nord de l’Asie centrale de 6 à 10% d’ici 2030 et de 4 à 8% d’ici 2050 (SPECA, 2018). Cela sera principalement dû à la réduction de l’accumulation de neige. Par exemple, selon la troisième communication nationale de la République d’Arménie sur le changement climatique, d’ici 2100, le débit moyen des cours d’eau de l’Arménie diminuera d’environ 40%. La hausse des températures entraînera la fonte des glaciers de la région, ce qui devrait entraîner une augmentation du débit des rivières à court terme, avec des risques d’inondation et de coulée de boue plus importants en aval. Cependant, à moyen et long terme, le changement climatique entraînera une réduction de la disponibilité de l’eau dans la région et une réduction significative du débit pendant la saison estivale. Cela aggravera encore les demandes nationales d’utilisation agricole et hydroélectrique et pourrait remettre en cause la sécurité alimentaire dans la région. Les populations rurales seront les plus touchées, avec des effets politiques potentiels.
L’Irtych est le principal cours d’eau du Kazakhstan et couvre un tiers de son territoire, fournissant de l’eau à trois de ses plus grands oblasts (Kazakhstan oriental, Pavlodar et Semipalatinsk). Il a été classé comme « très pollué ». Selon la Banque asiatique de développement, il abrite certaines des plus grandes entreprises consommatrices d’eau, notamment la métallurgie non ferreuse, la production chimique, la fabrication, le raffinage du pétrole et la production alimentaire. Ces entreprises sont connues pour leurs rejets toxiques dans la rivière. Le lac Balkhash, destination de la rivière Ili qui traverse le Kazakhstan (à travers les oblasts d’Almaty et de Taldy-Kurgan), est également fortement polluée. L’Ili est principalement utilisée à des fins agricoles au Kazakhstan, et les résidus de pesticides et d’engrais minéraux rejetés dans la rivière ont également augmenté le niveau de pollution du lac. La plus grande partie de l’eau qui atteint la mer d’Aral est de mauvaise qualité puisqu’une quantité substantielle est constituée d’eaux de drainage polluées qui ont été renvoyées à la rivière.
Dans les pays du Caucase, durant l’époque soviétique et par la suite, d’importants volumes de déchets ont été rejetés dans les cours d’eau par les secteurs domestique (matière organique, solides en suspension, tensioactifs…), industriel (métaux lourds, produits pétroliers, phénols…) et agricole, causant une pollution des eaux de surface et des eaux souterraines. En Géorgie, par exemple, de grandes installations industrielles polluent les cours d’eau de la mer Noire et les bassins de la mer Caspienne avec des métaux lourds, des produits pétroliers et d’autres substances toxiques. En Arménie et en Azerbaïdjan, différentes industries ont également rejeté des polluants dans les rivières Kura et Araks et leurs affluents.
La pollution de l’eau est également un problème grave en Russie, et 75% des eaux douces et 50% des eaux totales russes sont désormais polluées. Cela a causé des problèmes de santé car seulement 8% des eaux usées sont entièrement traitées. Cela est notamment problématique pour Moscou, étant donné que la ville dépend à 70% des eaux de surface. Entre 35 et 60% du total des réserves d’eau potable ne répondent pas aux normes sanitaires. Selon un rapport du ministère russe des Ressources naturelles (2017), 40% des Russes consomment de l’eau insalubre. En Sibérie se trouve le lac le plus profond du monde, le lac Baïkal, qui représente 20% des ressources en eau douce du monde, mais la prolifération d’algues appauvrit l’eau en oxygène et étouffe les poissons.
De plus, dans la seconde moitié du XXe siècle, des détournements massifs d’eau pour l’agriculture irriguée ont entraîné la désertification de la mer d’Aral et une forte pollution qui imprègne encore la région. Il y a des effets écologiques importants mais aussi des effets sanitaires et économiques sur la population. Environ 35 millions de personnes vivent dans le bassin d’Aral et 3,5 millions vivent dans la zone sinistrée située au Karakalpakstan et dans la région de Khorazm en Ouzbékistan, Dashhowuz au Turkménistan, province de Qyzlorda au Kazakhstan. Les tempêtes de poussière qui transportent les résidus de sel toxiques de la mer d’Aral ont aggravé la crise écologique et sanitaire. Le nombre de maladies respiratoires, de cancers de l’œsophage, de typhoïdes, de paratyphoïdes et d’hépatites est extrêmement élevé dans la région. De plus, à mesure que l’activité économique liée à la mer d’Aral diminuait, les migrations internes augmentaient, augmentant parfois les tensions régionales. De la même manière, la surexploitation des eaux de l’Amu Darya et de Syr Darya a contribué à l’anéantissements des économies locales en aval. L’industrie de la pêche dans le Karakalpakstan n’existe désormais plus car de nombreux poissons indigènes ont été incapables de s’adapter aux niveaux croissants de salinité.
Ce premier article a pour but de dresser un tableau de la situation et des enjeux liés à l’eau dans une région vitale pour les projets des Nouvelles Routes de la Soie. Le prochain article de la série portera sur la Chine, dont les besoins en eau sont immenses.

Par Margaux Maurel – Diplômée de l’EDHEC, spécialiste des Nouvelles Routes de la Soie et de l’Asie centrale. Elle a travaillé pour la Commission Économique et Sociale pour l’Asie pacifique des Nations Unies, au bureau régionale pour l’Asie centrale et du Nord.
[1] L’Asie centrale est composée du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan et du Kirghizstan.
[2] Les pays du Caucase sont l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.