Pays frontaliers de la Chine, l’Ouest n’en reste pas moins la marge de l’Empire. Le « milieu des Empires »[1], titre du livre de Michel Jan et René Cagnat, paru en 1981, est stratégique à tous points de vue pour la Chine, mais comment est-il perçu de l’autre côté de la frontière ? Quels liens culturels existent-ils entre la Chine et les pays d’Asie centrale, anciennes républiques soviétiques socialistes et étranger proche russe ?

Officiellement, les gouvernements d’Asie centrale se prononcent positivement sur les projets des Nouvelles Routes de la Soie et affichent leurs excellentes relations avec Pékin. Cependant, l’influence chinoise dans la région reste controversée, notamment sur les questions énergétiques et d’indépendance stratégique. Le pragmatisme des gouvernements, à savoir qu’il est nécessaire d’entretenir de bonnes relations avec un voisin aussi puissant que Pékin, ne doit pas masquer des tensions et des résistances, notamment de la part des populations locales que le Grand Voisin chinois inquiète, et qui pourraient à terme menacer la présence de la Chine dans la région et le bon déroulement des projets. Cet article examine les liens culturels entre les pays d’Asie centrale et la Chine et postule qu’une compréhension plus approfondie entre les peuples et des objectifs chinois serait bénéfique pour les Nouvelles Routes de la Soie.  

I – Des liens culturels faibles malgré la présence d’une composante de « liens entre les peuples » dans le projet des Nouvelles Routes de la Soie…

Historiquement, les « passeurs de frontière » (Marlène Laurelle) ont toujours existé entre la Chine et l’Asie centrale, principalement entre les habitants du Xinjiang et l’espace soviétique jusqu’aux années 1960. Depuis les indépendances en 1990 à la suite de la chute de l’URSS, ces échanges transfrontaliers se sont densifiés, ceux qui y prennent part étant majoritairement des étudiants, des migrants ou des voyageurs. Ils sont primordiaux dans l’appréhension de « l’autre », de celui qui n’est pas soit, permettent d’effacer progressivement les traces d’une diabolisation chinoise laissées par la propagande soviétique et modifie les perceptions de ce voisin géant qui effraie. Cependant, ces flux restent peu étudiés et de nombreuses données ne sont pas disponibles. Le petit commerce, à l’échelle individuelle, s’est développé entre le Xinjiang, le Kazakhstan et le Kirghizstan dès la fin des années 1980 puis avec l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan à partir des années 2000[2]. Ce commerce s’est structuré avec des agences touristiques spécialisées, avec des services de traduction russo-chinois, ainsi que des hôtels réservés aux citoyens post-soviétiques pour les voyages d’affaires de quelques jours.  (Laruelle, Peyrouse, 2012).   

Aujourd’hui, il existe un fossé entre la présence économique massive et le rôle culturel minimal de la Chine en Asie centrale. En conséquence, la Chine a mis en place des programmes interpersonnels pour accroître les échanges interculturels et interrégionaux dont le principal but est de favoriser « l’amitié entre les peuples ». L’objectif est d’accroître les échanges culturels, la promotion du tourisme, les échanges universitaires (Tableaux 1, 2) et la mobilité des étudiants et des chercheurs et de mettre en place des instituts Confucius, des agences médiatiques, des programmes de formation, des centres de services en médecine et protection sociale en Asie centrale. Par exemple, des journaux et des librairies chinois ont été créés au Kirghizistan. Récemment, une Université sino-ouzbek a été créée. Le Kazakhstan a ouvert un quatrième centre d’études à Xi’an. Des groupes de réflexion chinois sont créés dans tous les pays d’Asie centrale. Depuis 2006, le Kazakhstan et le Kirghizstan captent les programmes en russe diffusés par la chaîne de télévision chinoise destinée à l’étranger (China Central Television – CCTV), certaines émissions étant en kazakh et en kirghize (Kamzieva, 2006).

Le tourisme a augmenté depuis 2010 (Tableau 1), en particulier entre la Chine et le Kazakhstan. C’est un élément important de liens entre les peuples. Le tourisme permet en effet une meilleure compréhension de la culture du pays dans lequel on se rend. De plus, le trafic aérien entre les pays est renforcé, notamment entre la Chine et le Kazakhstan. La compagnie aérienne Astana Air a ouvert des vols Astana-Urumqi en 2008, Almaty-Urumqi en 2010 et Astana-Pékin en 2012. Il y a eu 11 000 vols directs entre les deux pays entre 2012 et 2018, totalisant 965 000 passagers. Il existe également une multiplication des vols reliant Tachkent, Douchanbe et, dans une moindre mesure, Achgabat à Urumqi, Pékin, Shanghai, Guangzhou, ainsi des shop-tours en bus organisés au départ de la vallée ouzbèke du Ferghana ou du Tadjikistan vers Kachgar et Urumqi.

L’éducation et les étudiants jouent également un rôle clé dans la promotion d’une culture à l’extérieur des frontières nationales. Le premier Institut Confucius a ouvert à Almaty en 2004, puis la dynamique a pris de l’ampleur entre 2006 et 2008 (Jakuševa, 2007). La Chine accorde chaque année 30000 bourses aux États membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) et accueille 10 000 étudiants et professeurs des instituts Confucius dans des Universités en Chine. De plus, 200 membres du corps universitaire et des étudiants de l’Université Nazarbayev ont été invités à venir en Chine pour des camps d’été. Environ 15 000 étudiants kazakhs étaient présents en Chine en 2018 et 1300 étudiants chinois au Kazakhstan, ce qui représente le plus grand nombre d’étudiants d’Asie centrale. Le tableau 2 indique que le nombre d’étudiants kazakhs en Chine n’a cessé d’augmenter depuis 2009 et ils représentent environ 4% du nombre total d’étudiants en Chine. Des centres académiques majeurs enseignent le chinois à des étudiants d’Asie centrale, comme l’Université de Lanzhou dans la province de Gansu et l’Université pédagogique du Xinjiang à Urumqi. Ils existent des bourses nationales chinoises comme le programme de troisième cycle universitaire dans certaines universités désignées, le programme de bourses d’études pour étudiants internationaux, le programme de bourses de recherche sur la culture chinoise et des bourses à court terme pour les études de langue chinoise. Les liens se renforcent entre la Chine et le Kazakhstan, où le Président Xi Xinping a annoncé le projet des Nouvelles Routes de la Soie en 2013 à l’Université Nazarbayev. Mais c’est aussi le cas pour le Tadjikistan, entre 1993 et 2005, seulement 265 étudiants tadjiks ont étudié dans des Universités chinoises contre 3,677 étudiants entre 2006 et 2011. 

Cependant, « l’influence de la Chine est encore minime », selon le sinologue Konstantin Syroyezhkin.

II – … qui mène à une incompréhension entre les pays et une peur du « péril jaune » en Asie centrale 

Dans Central Asia’s Tortured Chinese Love Affair, Sébastien Peyrouse[4] explique que dans les pays d’Asie centrale, les opinions et les points de vue sur la Chine sont encore influencés par les stéréotypes et la propagande soviétiques. La Chine est toujours suspectée d’avoir un agenda impérialiste secret et une stratégie cachée pour établir sa domination. La Chine inspire la peur et la méfiance, les initiatives bilatérales et multilatérales chinoises en Asie centrale suscitent des opinions et des discours politiques équivoques. Les discours sur « l’expansion douce » chinoise (tikhaia ekspansiia) en Asie centrale sont fréquents dans les journaux kazakhs, kirghizes et tadjiks. De nombreux pays d’Asie centrale partagent le sentiment qu’il existe une « différence de civilisation » entre la Chine et l’Asie centrale soit vis-à-vis de l’islam, soit par rapport à l’acculturation russo-soviétique (Peyrouse, 2016).

La question de la langue est également importante. Par exemple, la population kazakhe d’origine au Kazakhstan est d’environ 60%. 30% sont des Russes, et les autres sont des caucasiens, polonais, allemands. En outre, le Kazakhstan est fortement multiculturel et attiser les tensions inter ethnies est punissable pénalement par l’article 174 du code pénal Kazakh. La langue est le squelette d’une société, c’est une forte indication d’appartenance à une société et à un groupe éthique. Pour cette raison, j’ai mené une enquête sur l’utilisation de la langue russe et de la langue kazakhe au Kazakhstan. Les deux sont des langues officielles et les groupes ethniques russe et kazakh sont les plus importants au Kazakhstan. L’enquête a été menée sur des groupes privés sur Facebook et Instagram, composés respectivement de 10 767 membres et de 5,117 membres. Au total, 347 personnes ont répondu à l’enquête avec les résultats suivants : 61% pensent que « le Kazakhstan est un pays multiculturel et multiethnique et que la langue russe est de facto la langue de communication entre tous les groupes ethniques », 98% pensent que « la langue kazakhe est importante car c’est une langue nationale et historique qui soude le pays en tant que nation », 25% pensent qu ‘« il y a une forte différence entre les peuples russe et kazakh et la langue kazakhe devrait être la seule langue officielle du Kazakhstan », 76% pensent qu ‘« il y a trois langues au Kazakhstan, le kazakh car c’est la langue nationale, le russe en tant que langue régionale et parce que les deux pays sont voisins et ont un passé commun et enfin l’anglais comme langue internationale ». Enfin, 58% pensent que « le rôle de l’anglais augmente et doit continuer à augmenter si le Kazakhstan veut jouer un plus grand rôle sur la scène internationale ». La culture russe est donc toujours dominante dans la vie quotidienne au Kazakhstan, et la culture et la langue chinoises sont peu présentes. L’importance des langues kazakhe et anglaise augmente, pouvant être analysée comme un signe d’émancipation : la langue anglaise est synonyme d’ouverture à l’international et le kazakh symbolise la fierté d’un pays qui renoue avec sa culture et son histoire. 

« Au Kazakhstan, la culture russe est toujours très présente. La langue est toujours très populaire et dominante dans la vie quotidienne, sur internet, dans les journaux. Conformément à la loi du pays, les informations doivent être transmises dans les deux langues officielles. Cependant, l’influence russe est plus forte dans la partie nord du pays où la population est d’environ 50% russe et 50% kazakh mais à Almaty et dans le sud, plus de 70% de la population est kazakh. La population russe représentait environ 70% de la population dans les années 1990 contre seulement 30% de nos jours à la suite de flux migratoires importants vers la Russie. » (Entretien avec David Maghularia, Kazakhstan)[5]

Selon Marlene Laruelle[6] et Sébastien Peyrouse, la question de la Chine est instrumentalisée au niveau politique par les gouvernements, les opposants politiques et les autorités (Laruelle, Peyrouse, 2009). Par exemple, en 1999, le gouvernement du Kirghizistan a signé un contrat avec la Chine accordant à cette dernière 125.000 hectares de terres dans la région d’Issyk-Kul et d’Uzengu-Kuush. Immédiatement, l’ancien président Askar Akayev a été accusé de trahison, de complot contre son pays et a été mis en accusation. Au Kazakhstan, en 2016, le gouvernement a adopté une loi pour prolonger le bail des terres agricoles des étrangers à 25 ans (contre 10 ans auparavant). Il y a eu de grandes manifestations pendant le « printemps 2016 » et le projet a été retiré sous la pression publique. Selon le rapport Open Asia (2018), 15.000 hectares de terres ont été loués à des agriculteurs chinois et sont exploités avec des méthodes d’agriculture intensive. En effet, la Chine, confrontée au défi de nourrir 22% de la population mondiale avec seulement 10% des superficies cultivables (120 millions d’ha, soit 13% de la superficie du pays), est avide de terres arables (Espaces ruraux en Chine, Géoconfluences, 2010).  Le sentiment de sinophobie augmente en raison de la présence chinoise croissante et de la promotion d’une politique de « prêts contre ressources » en Asie centrale, qui fait craindre un « péril jaune ».

« Je perçois des résistances de la part de la population locale vis-à-vis des projets BRI car les kazakhstanais sont très attachés à leur terre et certains projets planifiaient la mise à disposition de certains territoires aux entreprises chinoises et cela a mis les personnes dans les rues (manifestations et rétropédalage immédiat du gouvernement). Mais je pense que cela est surtout dû à une communication bien trop mauvaise et une méfiance envers le gouvernement dû à la corruption « ambiante ».[6] » (Entretien avec Steven Bostroem, Kazakhstan). 

Concernant les flux migratoires, notamment les migrations de travail, en 1990, les citoyens chinois pouvaient toujours franchir librement la frontière kirghize, puis se rendre au Kazakhstan ou en Russie grâce à l’accord de libre-circulation entre les États de la CEI et à l’absence de contrôle aux frontières entre le Kirghizstan et le Kazakhstan d’un côté, le Kazakhstan et la Russie de l’autre. Cependant, le Kazakhstan a abrogé cet accord en 1994 et imposé des visas aux citoyens chinois. Le Kirghizstan a également supprimé l’exemption de visa en 2003. A l’inverse, le Tadjikistan a mis en place des procédures simplifiées d’entrée sur le territoire à partir du milieu des années 2000, notamment pour dynamiser les échanges au niveau du poste frontalier de Kulma-Kalasu, dans la région autonome du Haut-Badakhchan (Laruelle, Peyrouse, 2012). Les politiques menées par le Turkménistan et l’Ouzbékistan sont plus restrictives et il n’y a pas d’immigration chinoise notable vers ces pays.

Selon Elena Sadovskaya[7], il y a un « mythe de la migration chinoise massive au Kazakhstan », elle a étudié le nombre de migrants chinois entre 2007 et 2012 et a conclu qu’il y a un manque de connaissances sur la Chine qui entretient la peur et le fantasme. Le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan partagent une frontière avec la Chine et craignent une invasion de migrants chinois, qui viendraient voler les emplois, épouser les femmes locales et s’installer définitivement, faisant craindre un « grand remplacement ». Selon l’enquête menée par Elena Sadovskaya en 2012, 11% des personnes interrogées pensaient que les migrants chinois venaient pour obtenir la citoyenneté kazakhe et 11% qu’ils avaient l’intention d’épouser des femmes kazakhes. Contrairement aux craintes populaires, les migrants chinois ne se naturalisent pas en masse au Kazakhstan, en effet, seuls 80 Chinois Han ont obtenu la citoyenneté kazakhe et 393 sont restés en tant que résidents permanents au Kazakhstan entre 1995 et 2014, selon le ministère kazakh de l’Intérieur (2014). La plupart des travailleurs chinois arrivent pour des périodes déterminées, sans volonté de s’installer définitivement. De plus, les kazakhs seraient plus tolérants envers les travailleurs migrants de Russie et d’Asie centrale qu’envers ceux en provenance de la Chine ou de la Turquie. Plus précisément, 62,9% des personnes interrogées ont une attitude positive ou neutre à l’égard des migrants russes (27,5% positive, seulement 19,8% négative). Pour les migrants d’Asie centrale, les chiffres correspondants sont respectivement de 52,4%, 15,4% et 31,9%. À l’égard des migrants chinois, 41,6% sont positifs ou neutres, dont 15% sont positifs et 40% sont négatifs, ce qui représente le plus haut niveau d’attitudes négatives de tous les groupes. Au Tadjikistan, les migrants chinois étaient officiellement 6.500 en 2016 et la population parle pourtant d’une « invasion » de travailleurs chinois (tableau 3). Au Kazakhstan, il y a officiellement 12.700 travailleurs chinois en 2016 et 9.318 au Kirghizistan (tableau 3). Il convient de noter que ces chiffres ont augmenté depuis 2010, mais pas de manière drastique. Il y a des inquiétudes concernant la création d’emplois, les salaires, les répercussions économiques pour les populations locales. 

Au Tadjikistan, il y a aussi des critiques sur les problèmes environnementaux dus aux travaux chinois en particulier dans la région de Douchanbé avec la construction et la rénovation de centrales de chauffage. Au Kirghizistan, dans la région de Kara-Balta, la raffinerie de pétrole chinoise de Zhongda a fait face à des grèves pour des salaires plus élevés et des manifestations contre les impacts environnementaux. Dans la province de Chui, à Orlovka, la société minière aurifère chinoise Altynken est confrontée à la même situation. Selon Bakyt Asanov et Farangis Najibullah dans “Les Kirghizes demandent pourquoi les emplois chez eux vont aux chinois”, le Département des investissements étrangers du ministère des Transports et des Communications a indiqué que 70% des emplois dans les projets sino-kirghizes sont réservés aux travailleurs Chinois contre seulement 30% pour les travailleurs locaux (Asanov, Najibullah, 2013). 

III- Problème de vision et de leadership chinois en Asie centrale 

Il y a un problème avec la vision chinoise d’eux-mêmes et la façon dont la Chine se présente aux pays d’Asie centrale. En effet, dans le discours politique relatif aux nouvelles routes de la soie, il est fait référence à « l’amitié entre peuples », « une destinée commune », « une situation gagnant-gagnant ». Cependant, il y a une hypercentralisation du projet. Il y a un réel manque de prise en compte des avis des pays partenaires, pas de construction multilatérale du projet, surtout dans sa phase de lancement. Le premier grand sommet de l’Initiative de la ceinture et de la route (BRI) a eu lieu en 2017, soit 4 ans après le lancement de l’initiative (en 2013 au Kazakhstan). Aucun représentant chinois n’a encore participé aux « Partenariats de développement » conseil de coordination au Kirghizistan, le forum des interactions entre les donateurs multilatéraux et bilatéraux et les organisations de développement. Au Tadjikistan, les représentants chinois n’ont pas encore participé au Conseil de coordination des donateurs. Les prêts sont signés directement avec les gouvernements. L’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank) était liée à la Belt and Road Initiative au départ. Mais cela a été mal perçu car l’AIIB était alors en concurrence avec la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI). Il y a donc une stratégie de correction mais pas de concertation. Le capital social autorisé de l’AIIB est de 100 milliards de dollars, en comparaison, le Fonds BRI n’est que de 10 à 15 milliards de dollars. Il a prêté 1,7 milliard de dollars la première année. En revanche, un rapport chinois de 2015 mentionne que Pékin a injecté 32 milliards de dollars dans China Development Bank et 30 milliards de dollars dans Exim Bank pour des projets BRI. L’AIIB est une institution multilatérale et donc rassurante pour les partenaires de la Chine (qui a le droit de veto). Il existe une complémentarité affichée avec les institutions de l’ordre de Bretton-Woods, de nombreux projets sont cofinancés. L’AIIB est un instrument de soft power et d’image mais n’est pas utilisé directement pour renforcer la puissance de la Chine en tant qu’instrument financier. De nombreux pays occidentaux sont présents dans l’AIIB ce qui limite l’influence de la Chine. Cependant, le Sénat américain avait bloqué le débat sur l’augmentation des droits de vote de la Chine au FMI. La Chine a donc créé un système qui n’est pas compétitif mais plutôt alternatif en cas d’échec des négociations. Cela crée des institutions légères et à moindre coût. Ainsi, il renforce son image à l’international alors que l’administration Trump se retire de l’ordre international. (Lincot, 2019)

Ce fonctionnement chinois amène à se questionner sur les ambitions chinoises à long terme et sa vision du monde. Deux théories sur les puissances peuvent ainsi être mentionnées pour tenter d’éclairer les mécanismes à l’œuvre. Le « piège de Thucydide » est une théorie développée par le chercheur Graham Allison qui a établi qu’au cours des 16 dernières transitions de pouvoirs, depuis 1500, il y a eu 12 guerres majeures. Ainsi, selon la théorie du piège de Thucydide, il existe un risque de conflit entre deux acteurs, une puissance établie et une puissance émergente pour la place d’hégémon. Les Etats-Unis apparaîtraient comme une puissance établie tandis que la Chine serait la puissance émergente voulant renverser l’ordre de « Bretton Woods » pour proposer son nouveau schéma, les nouvelles routes de la soie avec l’initiative Belt and Road. Il existe une autre théorie, le « piège Kindleberger » qui met à l’inverse en évidence le risque de conflit si la place d’hégémon n’est plus occupée. Ainsi, les États-Unis, ancienne puissance dominante, se retirent des instances multilatérales, ne jouant plus le rôle de gendarmes du monde. Cependant, la Chine n’a qu’une position hégémonique régionale et les projets régionaux sont priorisés. Certains chercheurs mettent en garde contre la chute du système de Bretton Woods si la Chine n’est plus investie dans ses institutions. Même si la Chine se considère comme un défenseur du multilatéralisme et favorise grandement les relations bilatérales, elle ne fait pas de sa priorité la défense d’un système et d’institutions qui le tiennent à l’écart et l’empêchent de jouer un rôle à la hauteur de ses ambitions.


[1] Michel Jan et René Cagnat, Le milieu des empires ou le destin de l’Asie centrale, 1981. 

[2] Laruelle, Peyrouse, Les nouveaux médiateurs entre Asie centrale et Chine : commerçants, migrants et étudiants, 2012

[3] Sébastien Peyrouse est chercheur en Affaires Internationales à l’Université George Washington. 

[4]Entretien mené avec David Maghularia. Managing Director. Inditex Kazakhstan (Kazakhstan, Astana).

[5] Marlène Laruelle est professeur à l’Université George Washington (Washington DC), vice-directrice de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) et co-directrice du programme PONARS-Eurasia. Depuis janvier 2019, elle est chercheure associée au Centre Russie/NEI de l’Ifri.

[6] Entretien mené avec Stenven Bostroem. Consultant Export Asie centrale pour BKCP Kazakhstan. https://www.linkedin.com/in/steven-bostroem-02620648/

[7] Elena Sadovskaya, The Mythology of Chinese Migration in Kazakhstan, 2015.


Par Margaux Maurel – Diplômée de l’EDHEC, spécialiste des Nouvelles Routes de la Soie et de l’Asie centrale. Elle a travaillé pour la Commission Économique et Sociale pour l’Asie pacifique des Nations Unies, au bureau régionale pour l’Asie centrale et du Nord.