Les pays d’Asie centrale faisaient partie de l’Empire russe et sont d’anciennes républiques socialistes soviétiques sous l’Union des Républiques socialistes soviétiques d’URSS (1922-1991). L’Union soviétique s’est effondrée en décembre 1991. Cependant, la Fédération de Russie a encore une influence considérable et polymorphe sur ses anciens satellites et les considère comme son « étranger proche ». L’Asie centrale est donc le théâtre de l’influence combinée des deux principales puissances régionales, la Chine et la Russie. 

L’attachement historique de la Russie aux routes commerciales eurasiennes

Le peuple russe prétend être le premier à vouloir la renaissance des routes de la soie (terrestres). En effet, après la signature du traité de Nertchinsk en 1689, la construction de la route sibérienne fut ordonnée par le tsar Pierre Le Grand, qui régna de 1682 à 1725. La construction de la route débuta en 1730 et s’acheva au milieu du 19ème siècle. La route sibérienne était une route essentielle qui reliait la Sibérie à Moscou puis à l’Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle. Par la suite, elle fut supplantée par le Transsibérien, achevé en 1916. Les produits chinois de Kiakhta (région située près de la frontière russo-mongole) furent acheminés par cette route vers Moscou (principalement du thé et de la soie). Le commerce passa de 6000 tonnes de thé chaque année en 1860 à 70 000 tonnes en 1915.

La Chine exporta jusqu’à 65% de sa production via la “Route du Thé”. Le thé exporté vers l’Europe par les routes russes était alors de meilleure qualité et plus cher que le thé amené par bateau. La Banque russo-asiatique (capital Russie: 37,5% et Paribas: 62,5%) a joué un rôle important dans le développement du commerce entre 1895 et 1917 (plus tard, elle devient la RussoChinese Bank). Cette banque obtient le financement de la construction et de l’exploitation, pendant 80 ans, du chemin de fer Tchita-Vladivostok (chemin de fer chinois oriental) en 1898. Il s’agissait d’un investissement stratégique pour la Russie qui souhaitait étendre son influence économique et financière dans les régions sibérienne et mandchoue (Chemin de fer sibérien et mandchou). La banque russo-chinoise développa par la suite des succursales dans toute la Chine jusqu’en 1917, avant d’être nationalisée par les bolcheviks (Lincot, Cornet, 2018).

Ainsi, la Russie avait par le passé un rôle similaire à celui de la Chine aujourd’hui avec la Ceinture et la Route (BRI). Elle créait des infrastructures pour développer le commerce et les régions éloignées, en finançant leur construction grâce à une banque de développement. Il s’agissait également d’un outil politique pour développer son influence et contrôler le territoire ainsi que les routes commerciales.

Perception russe de son étranger proche, le concept de «Monde russe»

« Le monde russe offre un répertoire puissant, c’est un imaginaire géopolitique, un atlas mental flou sur lequel les différentes régions du monde et leurs différents liens avec la Russie peuvent être articulés de manière fluide » (Laruelle, 2012) « Le monde russe est une version moderne de l’ancienne perception d’un espace civilisationnel partagé. » (Laruelle, 2012).

Dans son discours de 1994 à l’université d’État Lomonossov de Moscou, l’ancien président du Kazakhstan Nursultan Nazarbayev a utilisé pour la première fois le concept « d’Eurasie », faisant référence à un espace géopolitique partageant un passé historique et des valeurs. En 2011, le président russe Vladimir Poutine a parlé de « Grande Eurasie ». (Cornet, 2018)

La stratégie et les relations de Moscou avec son « étranger proche » résultent de la perception qu’a la Russie de ses intérêts sécuritaires. Par conséquent, elle justifie une politique interventionniste et un droit de regard sur le développement de ses voisins. Cela justifie également la tentative russe de renouer avec l’ère soviétique et pré-soviétique pour unir les peuples russophones sous son influence. Enfin, cela justifie que la Russie soit le porte-parole autoproclamé des peuples russes sur la scène internationale.

Ainsi, le concept de « Monde russe » est fluide et utilisé pour justifier des actions internes et internationales au nom de l’appartenance et d’un passé commun. Ce concept a des racines anciennes. Le père fondateur du slavophilisme, Aleksei Khomyakov (1804-1860) a parlé de « l’esprit russe » (russkii dukh), les philosophes de l’âge d’argent Vladimir Soloviev et Nikolay Berdiaev ont parlé de « l’idée russe » (russkaia ideia). L’idée d’une « âme russe » (russkaia dusha) qui évoque le fait que la Russie est un pays éternellement incompris, est largement partagée par la population. Le concept moderne et post-soviétique du « monde russe » a été créé par Gleb Pavlovsky, fondateur de l’Institut russe, et dont la mission est “la création d’une nouvelle Russie” (vossozdanie russkogo kak novogo). Il définit le concept du monde russe comme « le rétablissement pacifique de l’identité de la Russie et sa reconnexion avec son passé et ses diasporas ». Les philosophes russes Shchedrovistky et Ostrovsky décrivent ainsi ce que signifie être russe et ce qu’est la Russie : « Nous, Russes, sommes un peuple multinational. Le russe n’est pas une question de sang, être russe, c’est un destin partagé » (Shchedrovistky, Ostrovsky, 1997). « Russie : le pays qui n’existe pas. Créer la Russie aujourd’hui, c’est créer de nouvelles relations entre les Russes. Ce processus de dégradation sociale, l’effondrement de l’Union soviétique, a été compensée par la formation d’une importante diaspora russe dans le monde » (Shchedrovistky, Ostrovsky, 1999). Le concept de « monde russe » résonne comme un méta-projet global, la création d’un destin commun et un langage partagé. C’est la voix russe dans le jeu de la mondialisation et de sa proposition pour le monde, en tant qu’ancienne puissance impériale. Marlène Laruelle, dans L’Eurasisme russe, une idéologie de l’Empire explique : « Le monde russe est caractérisé par le double aspect du marketing et messianisme ». Vladimir Poutine, lors de son discours au premier Congrès mondial des compatriotes vivant à l’étranger en 2001 explique que « La notion du monde russe s’étend loin des frontières géographiques de la Russie et même loin des frontières de l’ethnie russe. C’est à la Russie de renouer avec sa véritable identité. »

Le projet du « monde russe » est donc un répertoire de soft power qui cible la société plus que les élites ou les structures étatiques, tandis que les projets eurasiens sont une réalité institutionnelle, économique et stratégique qui affecte le modèle de développement des États membres (Laruelle, 2016). On peut évidemment faire un parallèle entre le concept de « monde russe » pour la Russie et celui de « rêve chinois », la composante politique de la BRI chinoise. Il semble que la Russie ait aussi un modèle et une vision du monde à proposer aux pays d’Asie centrale et contrairement à la Chine, la Russie a un profond lien culturel avec ces pays. L’Asie centrale pourrait devenir une zone de compétition d’influence. Il existe également une continuité géographique avec ces pays. Par exemple, le Kazakhstan est un territoire de steppe avec une barrière montagneuse qui marque les frontières chinoises et kirghizes. Inversement, il y a continuité territoriale avec la Russie, ce qui explique la colonisation sous l’empire des tsars puis l’Union soviétique. Une grande partie de la population kazakhe a grandi en partie sous l’URSS et c’est le dernier pays d’Asie centrale à avoir déclaré son indépendance en 1991. Le Kazakhstan est un pays en mutation et en quête d’identité, entre modernité et traditions. C’est un État jeune mais une nation ancestrale, terre de l’ethnie kazakhe et région historique du Turkestan. Il y a une certaine « nostalgie soviétique face au capitalisme sauvage » (Barcellini, 2017). De plus, il y a une continuité culturelle, en effet la langue russe reste une langue officielle au Kazakhstan, au Tadjikistan et au Kirghizistan.

La politique russe vis-à-vis de son étranger proche : une influence polymorphe

La politique russe vis-à-vis de son étranger proche est polymorphe : organisations multilatérales, investissements économiques, diplomatie, engagements militaires, culture, médias, promotion de la langue, programmes de rapatriement, politique de citoyenneté…

À partir des années 2000, la Russie s’est à nouveau tournée activement vers l’Asie centrale. Elle utilise ses revenus pétroliers pour investir dans les pays d’Asie centrale, notamment par le biais d’entreprises publiques et privées. Dans le secteur de l’énergie, Gazprom, Rosneft, Itera et Lukoil permettent à Moscou de développer une stratégie de soft power basée sur le gaz et le pétrole pour restaurer son influence en Asie centrale. Ces sociétés contrôlent les pipelines et construisent de nouvelles usines. Dans le secteur de l’électricité, RAO-Unified Energy System et RusAl incarnent l’ambition russe dans le secteur de l’eau au Tadjikistan et au Kirghizistan. La Communauté des États indépendants (CEI) est une organisation régionale créée le 8 décembre 1991 par la Russie, le Bélarus et l’Ukraine. Le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont adhéré le 21 décembre 1991. Le Turkménistan est un membre associé non officiel. La CEI vise à promouvoir la coordination de ses membres dans le domaine du commerce, des finances, de la législation et de la sécurité, et à soutenir la coopération en matière de démocratisation et de prévention de la criminalité transfrontalière (IDW International Democracy Watch). La CEI est composée d’un Conseil des chefs d’État, du Conseil des chefs de gouvernement, du Conseil des ministres des affaires étrangères, du Conseil des ministres de la défense, du Conseil des commandants en chef des troupes frontalières, de l’Assemblée interparlementaire et de la Cour économique. Les banques russes dominent le secteur bancaire de la Communauté des États indépendants (CEI). Cependant, par rapport aux autres banques de développement de la région, le capital financier de la VneshnEkonomBank et de la Banque eurasienne de développement, sous influence russe, limitent leur implication dans les grands projets d’infrastructures eurasiennes. En effet, le capital de la VneshnEkonomBank n’est que de 7 milliards $ et le capital de la Banque eurasienne de développement n’est que de 7 milliards $ également. Il est faible par rapport au capital de la Banque asiatique de développement (BAD) qui est de 163 milliards $. Cependant, ces deux banques ne sont dirigées que par respectivement un et six pays au lieu de 67 pays à la BAD. Cela signifie que l’influence de la Russie est énorme sur ces banques et que, par conséquent, la Russie peut choisir les projets qui correspondent à ses intérêts. L’Union économique eurasienne (UEE) a été créée le 1er janvier 2015 après 8 ans de négociations dans l’Union douanière. Il comprend un accord visant à supprimer les contrôles aux frontières entre les États membres depuis juillet 2011 et un traité pour créer un espace économique commun depuis juillet 2012 (libre circulation des marchandises et de la main-d’œuvre). Le projet a été personnellement dirigé par Vlamidir Poutine et l’ancien président kazakh Nursultan Nazarbayev. La Russie utilise également le boycott ou l’embargo sur les hydrocarbures ou les produits alimentaires comme outil diplomatique. Le Tadjikistan et le Kirghizistan ont demandé à la Russie de créer des écoles russophones dans leurs pays. Le Russian World Fund et Rossotrudnichestvo (agence d’État, fonds publics) promeuvent la langue et la culture russes et organisent des échanges universitaires et des collaborations scientifiques.

Les exportations russes sont faibles (entre 1 et 3% du PIB) pour les cinq pays. Cependant, les importations russes sont fortes au Kazakhstan (7% du PIB), au Kirghizistan (11% du PIB) et Tadjikistan (11% du PIB). Le Turkménistan n’a aucune relation commerciale avec la Russie, le pays tente de se diversifier, mais les exportations chinoises représentent 12% du PIB. Le Tadjikistan et le Kirghizistan, les pays plus pauvres, sont fortement dépendants de la Russie et de la Chine exportations (au total 32% du PIB du Kirghizistan).


Par Margaux Maurel – Diplômée de l’EDHEC, spécialiste des Nouvelles Routes de la Soie et de l’Asie centrale. Elle a travaillé pour la Commission Économique et Sociale pour l’Asie pacifique des Nations Unies, au bureau régionale pour l’Asie centrale et du Nord.