La Chine en Roumanie – Le gouvernement de Bucarest a demandé à la société d’État qui gère la centrale de Cernavodă de trouver de nouveaux partenaires avec lesquels construire deux nouveaux réacteurs nucléaires. Dans le cadre de la montée des tensions entre Pékin et Washington, cette décision pourrait se lire comme un moyen pour Bucarest de ne pas provoquer de frictions avec son allié nord-américain.

Le mardi 26 mai dernier, le Ministère de l’Économie, de l’Énergie et de l’Environnement roumain a demandé à Nuclearelectrica qui gère la centrale nucléaire de Cernavodă de mettre fin aux négociations avec son partenaire chinois de la China General Nuclear Power Corporation (GCNPC) qui devait assurer la construction des réacteurs nucléaires 3 et 4 de la centrale.

Si la direction de Nuclearelectrica a formellement demandé l’accord des actionnaires en ce sens, le gouvernement – en tant qu’actionnaire majoritaire – à de larges pouvoirs dans l’exécution de cette décision.

Située près de la côte sud-est de la Mer Noire, la centrale nucléaire de Cernavodă est la seule et unique centrale nucléaire de Roumanie. Elle couvre à elle seule près de 20% de la demande nationale en électricité. Conçu dans les années 1980, le réacteur 1 de la centrale n’a été mis en service qu’en 1996. Le réacteur 2 a quant à lui été mis en marche en septembre 2007. Depuis, la construction des réacteurs 3 et 4 a connu de nombreuses péripéties liées à des problèmes de financement. Une fois en fonctionnement, il est prévu que la nouvelle combinaison des unités 1,2,3 et 4 assure 40% de la demande d’énergie en Roumanie.

L’agrandissement de la centrale nucléaire vieillissante était l’une des priorités pour Bucarest dans le secteur de l’énergie. En 2008, Nuclearelectrica avait conclu un accord d’investissement avec des entreprises européennes notamment GDF Suez, ENEL ou encore ArcelorMittal. Invoquant des retards dans le chantier ou encore la crise économique, les six investisseurs européens se sont néanmoins retirés un à un du projet poussant alors la Roumanie à se tourner vers un possible partenariat avec la Chine. 

Suite à plusieurs années de négociations, un protocole d’accord fut signé en novembre 2015 entre Nuclearelectrica et GCNPC pour la construction des réacteurs 3 et 4. Avec cet accord – d’une valeur estimée à 8 milliards de dollars – les deux parties devaient créer une coentreprise dans laquelle la société chinoise détiendrait une participation d’au moins 51 % des actions contre 49% pour Nuclearelectrica.

Par la suite en mai 2019, le Ministère de l’Énergie, sous la direction de l’ancienne Première ministre sociale-démocrate Viorica Dancila, signa un accord préliminaire d’investissement avec la société chinoise en présence de représentants des deux pays.

Mais si ce partenariat semblait bien engagé entre la Chine et la Roumanie, l’arrivée au pouvoir des libéraux ainsi que les prises de position défavorables de la part de personnalités influentes ont mis en danger le projet. C’est notamment le cas de l’ancien Président roumain Traian Băsescu qui a exprimé ses craintes à l’idée de permettre à une entreprise publique chinoise de prendre le contrôle d’une partie des capacités de production énergétique de la Roumanie devenant de facto dépendant de la technologie nucléaire chinoise.

De même en janvier 2020, l’actuel Premier ministre Ludovic Orban, condamna l’accord. « Il est clair pour moi que cela ne fonctionnera pas avec les Chinois… Nous verrons avec quel partenaire [les réacteurs seront construits]. C’est une question de partenaires et de financement », avait-il déclaré dans une interview.

Le Premier ministre avait également invoqué le « Green Deal » de l’Union européenne plutôt que des questions de sécurité qui avaient circulé précédemment comme principale raison de la fin potentielle de l’accord avec la GCNP pour l’extension de la seule centrale nucléaire roumaine.

Par la suite, le Ministre de l’Économie roumain, Virgil Popescu, déclara le 4 mai dernier que – s’il soutenait fermement la construction des réacteurs 3 et 4 à Cernavoda – il souhaitait que cette dernière se fasse avec des partenaires de l’Union européenne et de l’OTAN. 

Une manière pour la Roumanie de ne pas mettre en péril sa relation avec les États-Unis ?

En tant qu’allié proche des États-Unis, l’éloignement de la Roumanie d’accords clés avec Pékin a probablement été affecté par la montée des tensions entre les États-Unis et la Chine depuis l’entrée en fonction de Donald Trump à Washington.

L’interruption du projet chinois pourrait en effet être due à l’importance que la Roumanie continue d’accorder à son partenariat avec les États-Unis. Ainsi, alors que beaucoup de pays de la région ont accru leurs partenariats avec la Chine, la Roumanie a fait le choix de maintenir une position prudente voire réticente dans ses relations avec Pékin. Cela se matérialise en matière d’investissements ou encore dans les rachats d’entreprises qui n’ont pas connu d’augmentation significative en Roumanie à l’inverse d’autres pays dans la région comme la République Tchèque, la Pologne et la Serbie.  

Or les États-Unis ont également semblé dissuader son allié roumain de confier ces travaux d’infrastructures critiques à une entreprise d’État chinoise. En effet en 2016, le département de la justice américain avait accusé un ingénieur nucléaire de la China General Nuclear Power Company de conspiration nucléaire contre les États-Unis. Washington avait justifié ses accusations en invoquant « une conspiration visant à s’engager et à participer illégalement à la production et au développement de matériel nucléaire spécial en dehors des États-Unis, sans l’autorisation requise du ministère américain de l’énergie ».

Plus récemment en 2019, la GCNPC a été placée par le département américain du commerce sur la liste des entités ne pouvant plus acquérir de produits et de technologies auprès d’entreprises américaines. L’entreprise a été sanctionnée au motif qu’elle aurait cherché à acquérir des technologies et des matières nucléaires américaines avancées en vue de les détourner à des fins militaires en Chine.

Cette décision de l’État roumain intervient également dans le cadre des récentes déclarations conjointes entre les États-Unis et la Roumanie. Lors de leur dernière rencontre qui s’est tenu en août 2019, les Présidents Klaus Iohannis et Donald Trump avaient insisté dans une déclaration conjointe sur la collaboration étroite entre les deux pays pour « soutenir les objectifs de la Roumanie dans le domaine de l’énergie nucléaire civile ».

D’autre part en septembre 2019, l’ancienne Première ministre roumaine Viorica Dancila et le Secrétaire américain à l’énergie Rick Perry ont signé un protocole d’accord sur la coopération dans le domaine nucléaire civil stratégique. Ce document « visant à promouvoir les technologies de pointe dans le domaine nucléaire », est dès lors susceptible d’avoir impacté le projet roumain de développer deux autres réacteurs nucléaires avec un partenaire chinois.  

Quelques mois plus tôt, Rick Perry s’était dit préoccupé par cet investissement chinois dans les infrastructures énergétiques roumaines. Il avait alors déclaré que ses craintes étaient également liées au fait que la centrale nucléaire de Cernavodă se trouve à seulement une dizaine de kilomètres de la base militaire de Mihail Kogalniceanu.

L’aéroport international du même nom abrite en effet une base aérienne utilisée par l’armée américaine depuis 1999. En 2003, la base fut l’une des quatre installations militaires roumaines qui furent utilisées par les forces militaires américaines comme zone d’étape pour soutenir l’invasion de l’Irak. La base fut également utilisée par les États-Unis comme point de transit de militaires et de matériels pour ses opérations militaires en Afghanistan. Dans le sillage de l’adhésion roumaine au Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), la Roumanie et les États-Unis signèrent en 2005 un accord actant la présence militaire américaine permanente sur le sol roumain.

La Roumanie dans les nouvelles routes de la soie

Historiquement, la Roumanie de par sa situation géographique a souvent été un pays convoité par des acteurs clés des relations internationales. En effet, le pays se situe à un carrefour entre l’Est et l’Ouest mais également entre les sphères d’influence de la CEI, du Moyen-Orient et de l’Occident.

L’attrait chinois pour le développement de ses relations avec la Roumanie semble dès lors se lire dans le cadre d’un intérêt croissant de Pékin pour les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) qui constituent une part importante de la « Belt and Road initiative » (BRI). En effet, un quart des pays situés le long du tracé des nouvelles routes de la soie se trouve dans cette région.

D’autre part, cet attrait pour la région s’explique par sa position géographique de porte d’entrée vers l’Europe de l’Ouest. Pour Pékin, il s’agit en effet de renforcer l’interconnectivité entre la Chine et le reste du continent eurasiatique via la construction de nouvelles infrastructures de transport qui viendront stimuler le commerce et l’investissement.

Cet intérêt s’est matérialisé par la création en 2012 du format dit « 16 +1 » », devenu « 17 +1 » après l’adhésion de la Grèce en 2019. Ce mécanisme de coopération régionale fut lancé conjointement par la Chine avec 16 autres pays d’Europe centrale et orientale, dont la Roumanie, à l’occasion de la visite en Pologne du Premier ministre chinois Wen Jiabo. Derrière ce format « 17 +1 », on comprend bien que la Chine entrevoit les possibilités de synergies avec sa propre initiative des nouvelles routes de la soie.

Et pour cause, Bucarest peut compter sur sa position stratégique au bord de la Mer Noir, ses ressources naturelles ou encore son potentiel énergétique. Avec le plus grand port de conteneur de la mer Noire situé à Constanta, la Roumanie apparaît comme une porte d’entrée particulièrement stratégique pour la Chine vers le marché européen.

Près de 70 ans après l’établissement des premiers liens diplomatique, la Roumanie et la Chine ont largement travaillé à l’accroissement de la collaboration entre les deux pays sur le plan diplomatique, par une série de visites officielles de diplomates et de personnalités gouvernementales de haut rang, ou encore sur le plan économique, par l’augmentation des échanges bilatéraux et l’accueil d’investissements dans le pays. Mais c’était sans compter l’influence de l’allié américain de longue date qui pourrait venir compromettre la relation entre Pékin et Bucarest.


Par Eugénie Davi, Analyste pour l’OFNRS