Thibaut Bara est un jeune chercheur spécialisé sur les transformations contemporaines du Yunnan et de l’engagement de la Chine en Asie du Sud-Est. Diplômé de Sciences Po Lyon et de l’ Ecole Nomale Supérieure de Lyon, il vit actuellement en Birmanie.

La Birmanie est « un des centres critiques du déploiement des nouvelles routes de la soie »[1] selon la chercheuse Du Lan 杜兰, de l’institut chinois d’études internationales. En janvier 2020 le président chinois Xi Jinping s’est rendu en visite officielle en Birmanie, la première d’un chef d’Etat chinois depuis Jiang Zemin en 2001. Cette visite marquée par l’absence de grande annonce intervient alors que le déploiement des Nouvelles Routes de la Soie en Birmanie fait face à des ralentissements et de nombreux défis.

Aung San Suu Kyi et Xi Jinping en janvier 2020

La Chine en Birmanie

La Birmanie est depuis longtemps un horizon stratégique d’importance pour la Chine. Formant la marge Sud-ouest de la Chine, la Birmanie était un point de passage de la route de la soie méridionale[2]. Sous la dynastie des Yuan le premier gouverneur du Yunnan, la province frontalière de la Birmanie, Ajall Shams al-Din Omar al-Bukhar était persan, ancêtre direct du grand navigateur Zheng He, illustrant les ambitions d’ouverture internationale de cette marge sud-ouest. Le commerce formel entre les deux nations est resté assez limité jusqu’aux années 90, tant que le Yunnan chinois était une province tournée vers l’autosuffisance faiblement reliée au reste des provinces chinoises, et que les Etats Shan et Kachin formant la frontière sino-birmane étaient sous contrôle de groupes armés soutenus par des mouvements communistes chinois. Depuis 1989 les condamnations internationales de la répression d’une révolte par la junte militaire du général Ne Win en Birmanie et le massacre de Tiananmen en Chine, les deux nations ont établi des relations de bonne entente sur le plan politique et économique.

Frontière Chine-Birmanie. Source: The Economist 2010

En 2011 l’instauration du premier gouvernement civil suivie en 2015 par l’élection ayant porté au pouvoir Aung San Suu Kyi et son parti la LND, étaient espérés attirer des investissements occidentaux et internationaux. Cependant les accusations de génocide adressées à l’armée birmane pour sa répression des populations musulmanes Rohingyas dans l’Etat Rakhine en 2017 ont ralenti ces-derniers. Aujourd’hui la Chine protège la Birmanie de sanctions internationales et engage ses capitaux dans l’économie birmane. La Chine est le premier partenaire commercial de la Birmanie recevant 30% des exportations birmanes et représentant 40% de ses importations[3].

Toutefois la Chine a connu des revers récents en Birmanie. Le projet de barrage géant Myitsone sur le fleuve Irrawaddy dans l’Etat Kachin, soutenu par la Chine et approuvé par Xi Jinping en personne fut suspendu en 2011 par le premier président civil birman, l’ancien général Thein Sein à la suite de manifestations de la population locale. Ce projet à 3,6 milliards de dollars est toujours un enjeu majeur entre les deux pays, la Birmanie n’ayant pas annulé ce-dernier, la diplomatie chinoise insiste lourdement sur sa relance[4]. De nombreux autres projets de barrages principalement avancés par des entreprises chinoises sont également à l’arrêt, critiqués pour leur impact considérable sur les populations locales alors que l’électricité produite ne bénéficie que rarement à ces-mêmes populations. Généralement les investissements chinois qu’il soient de la part d’investisseurs privés, d’entreprises nationales chinoises ou publiquement avancés par la diplomatie chinoise sont régulièrement sous le feu de critiques d’organisations locales pour le manque de bénéfices apportés à la société birmane. La chercheuse chinoise Du Lan auteure d’un rapport sur les Nouvelles Routes de la Soie en Birmanie, incite même les entreprises chinoises à s’enregistrer à Hong-Kong ou Singapour pour améliorer leurs chances de remporter des marchés[5].

L’Initiative des Nouvelles routes de la Soie : donner un nouveau souffle aux investissements chinois en Birmanie

C’est dans ce cadre que s’inscrit la promotion de l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie ou Belt and Road Initiative (BRI) chinoise en Birmanie. Le resserrement des relations sino-birmanes suite aux critiques internationales de la situation dans l’Etat Rakhine, a donné lieu à une visite du ministre des affaires étrangères chinoises Wang Yi en novembre 2017. Il a proposé le lancement d’un corridor économique Chine-Birmanie (中缅经济走廊), un ensemble de projet de plusieurs milliards de dollars visant à la création d’un corridor économique reliant la province chinoise du Yunnan à l’océan Indien par la Birmanie. Au total une quarantaine de projets auraient été proposés dans le cadre de la BRI en Birmanie, seulement 9 auraient été approuvés en 2020 dont uniquement 3 rendus publics : (1) la création d’une zone économique spéciale dans le port en eau-profonde de Kyaukpyu, (2) la construction d’une ligne de chemin de fer entre le poste-frontière chinois de Muse et Mandalay, et (3) la création de 3 ZES dans les Etats Kachin et Shan. 

Sur ces 3 projets, deux préexistent l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Une ligne de chemin de fer entre Muse et Kyaukpyu avait été refusée en 2014. La construction du port en eau-profonde de Kyaukpyu ainsi que la création d’une ZES alentour sont en discussion depuis 2009[6], le projet a été redimensionné de 7,5 milliards à 1,3 milliard en 2018[7]. Le corridor économique Chine-Birmanie existe déjà sous la forme d’un gazoduc et oléoduc reliant le port de Kyaukpkyu à Kunming depuis 2013[8]. La BRI en Birmanie matérialisée par le corridor économique Chine-Birmanie semble être l’opportunité pour la province du Yunnan et les entreprises nationales chinoises de relancer des projets suspendus ou à l’arrêt. Le manque de publicité officielle détaillée sur les projets compris dans l’initiative des nouvelles routes de la soie entretient un flou certain quant au degré d’intégration d’initiative privées dans cette dernière. De nombreuses entreprises chinois publiques ou privées référencent leurs projets en lien avec l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Ainsi une visite de représentants de la presse yunnanaise est labellisée par l’agence Xinhua comme comprise dans l’initiative, les projet immobiliers New Yangon City ou New Mandalay Resort City de même que le projet de ville nouvelle Shwe KoKo, -un complexe de casinos et de résidences construits car plusieurs milliers d’ouvriers chinois proche de la frontière thaïlandaise dans un territoire sous contrôle d’une milice armée- se réclament également de la BRI.

Corridor économique Chine-Birmanie. Source : NIkkei Asian Review

Ces références permettent à des acteurs privés d’obtenir des financements du Fond des Routes de la Soie ou de la banque asiatique d’investissements et d’infrastructure, mais aussi de prétendre à un soutien de la diplomatie chinoise dans leurs projets. Deux rapports récents de l’International Crisis Group et du Transnational Institute illustrent l’incapacité des administrations chinoises à filtrer et suivre l’ensemble de ces investissements privés alors même que ces-derniers se réclament soutenus par la puissance publique chinoise afin de rassurer des investisseurs ou de faire pression sur l’administration birmane. En Birmanie comme ailleurs l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie doit être considérée comme une plateforme utilisée par les investisseurs privées, provinciaux voire nationaux pour promouvoir leurs projets à l’étranger, sans pour autant assimiler cette plateforme à un soutien direct et affirmé de la diplomatie de Pékin aux projets en question.

Le Corridor Economique Chine-Birmanie au filtre de la souveraineté birmane

En Birmanie la traduction la plus officielle et directe des Nouvelles Routes de la Soie est le projet de corridor économique Chine-Birmanie. La diplomatie chinoise, la province du Yunnan et les entreprises nationales chinoises se réfèrent au dilemme de Malacca -l’ultra-dépendance des flux commerciaux chinois au passage par le détroit de Malacca au large de Singapour sous supervision de la flotte américaine- pour motiver la création d’un passage vers l’Océan indien par le Birmanie et le Yunnan. Seulement les autorités birmanes ont cerné le risque de devenir un simple point de transit, et évitent que ce corridor ne soit utilisé par la Chine que pour traverser la Birmanie sans profiter à son économie.

Lors de sa visite au second forum des Nouvelles Routes de la Soie en Chine en 2019, la conseillère pour l’Etat, Aung San Suu Kyi a signalé à Pékin la volonté birmane d’étudier les projets chinois à travers un mécanisme national: une nouvelle banque nationale des projets économiques qui respecteraient les procédures, lois et régulations birmanes tout en s’assurant du respect des intérêts birmans et de la société birmane. En 2019 un comité de supervision des projets BRI en Birmanie a été créé et est présidé par Aung San Suu Kyi elle-même. Malgré une dépendance certaine à la protection diplomatique chinoise, le désamour des puissances occidentales suite à la crise du Rakhine et une administration parfois influençable[9], le gouvernement de la Ligue Nationale pour la Démocratie impose ses règles et affirme sa souveraineté.

La chercheuse Yun Sun spécialiste des relations sino-birmanes titrait en 2019 un article sur la BRI en Birmanie « Plus lent, plus petit, moins cher » comparant par là le corridor économique sino-birman et le corridor similaire Chine-Pakistan. La BRI au Pakistan a réussi à se matérialiser très vite avec 17 projets rapportant plus de 900 milliards USD de taxes au gouvernement pakistanais[10]. Toutefois la dette du Pakistan a augmenté en lien avec ce projet de 30 milliards USD en 2015 à 96 milliards USD en 2018[11], faisant planner des doutes quant à un possible scénario srilankais[12]. La Birmanie en négociant longuement les projets, en lançant sa propre « banque de projet » nationale et en demandant aux projets chinois de s’y plier pourrait devenir un exemple dans la région pour la gestion de la BRI par les pays en développement. Yun Sun va même plus loin en affirmant que cette autre manière de faire pourrait « se révéler un modèle dans le financement des projets de développements chinois[13] ».

Des questions demeurent toutefois pour savoir si la Chine acceptera réellement de soumettre ses projets à des appels d’offres ouverts aux entreprises non-chinoises. Des doutes existent également sur la rentabilité des projets du corridor si ces-derniers sont réduits dans leur échelle.

L’ambassadeur chinois en Birmanie, M. Chen Hai 陈海en discussion avec le commandant en chef des forces armées birmanes, le senior général Min Aung Hlaing. Source : The Irrawaddy

Les Nouvelles Routes de la Soie en contexte de conflit armé

Au-delà des négociations intergouvernementales sur le déploiement du corridor économique, un autre facteur questionne la possibilité de ce dernier : la persistance de conflits armés en Birmanie. La Chine joue un rôle actif dans le processus de paix birman via notamment l’envoyé spécial pour les affaires asiatiques M. Sun Guoxiang 孙国祥 capable de discuter avec l’ensemble des groupes armés actifs sur le territoire birman[14]. Un cessez-le-feu temporaire en 2019 le long de la frontière sino-birmane ayant permis une étude de faisabilité relative à la ligne de chemin de fer Muse-Mandalay est suspecté d’avoir été obtenu sous pression chinoise[15].  Cependant à l’été 2019 une attaque par l’alliance de 3 groupes ethniques armés le long du tracé éventuel de la ligne de chemin de fer Muse-Mandalay a relancé les débats sur le risque d’exacerbation des conflits actifs autour des projets des Nouvelles Routes de la Soie en Birmanie. A la frontière sino-birmane les affrontements sont réguliers entre les groupes ethniques et l’armée birmane (ainsi qu’entre groupes opposés). A l’autre extrémité du corridor, dans l’Etat Rakhine non-loin du port de Kyaukpyu l’armée birmane est engagée dans une offensive majeure contre l’Armée de l’ Arakan[16], un groupe ethnique arakanais bouddhiste qui réclame l’autonomie de l’ Etat Rakhine, un Etat déjà tristement célèbre pour avoir été le théâtre de la répression des populations Rohingyas dont 1 million sont aujourd’hui réfugiés au Bangladesh. A ce jour aucune attaque n’a été reportée sur le projet du port de Kyaukpyu dans l‘Etat Rakhine malgré l’intensité des combats alentours. De sérieux doutes existent quant à la faisabilité du corridor économique Chine-Birmanie dans un contexte de conflits armés actifs et en l’absence de solution politique clairement proposée par l’armée birmane ou le gouvernement de la Ligue Nationale pour la Démocratie.

Rangoun, avril 2020

Cet article est une introduction qui amènera des articles thématiques pour la série – Les Projets de la BRI

Sources :

1. «缅甸是连接“21世纪海上丝绸之路”与“丝绸之路经济带”的关键节点之一”Selon la chercheuse Du Lan 杜兰, du China Institute of International Studieshttp://www.ciis.org.cn/chinese/2017-04/19/content_9442593.htm
2. Une route empruntée et souvent contrôlée par des marchands musulmans, dont la population musulmane Hui au Yunnan est l’héritière.
3. https://oec.world/en/profile/country/mmr/donnéespour l’année 2017.Frontière Chine-Birmanie. Source: The Economist 2010
4. L’ancien ambassadeur chinois en Birmanie, Hong Liang lors d’une visite dans l Etat Kachin aurait menacé les autorités locales puis prétendu publiquement que ces dernières étaient enthousiastes à l’idée de reprise du projet. https://www.irrawaddy.com/news/burma/analysis-behind-threats-warnings-chinese-ambassadors-kachin-visit.html
5. Selon une recommandation de la chercheuse Du Lan («可发挥民营企业的作用,让部分企业到香港、澳门乃至新加坡注册之后再进入缅甸,以降低敏感度», 2017 “一带一路”建设背景下中国与缅甸的经贸合作) cité aussi dans Transnational Institute, November 2019 “Selling the Silk Road Spirit: China’s Belt and Road Initiative in Myanmar”
6. https://amti.csis.org/kyaukpyu-china-indian-ocean/
7. Le gouvernement birman n’ayant ainsi plus à souscrire un nouvel emprunt. Rapport de l’ International Crisis Group, “Commerce and Conflict : Navigating Myanmar’s China relationship”.
8. https://www.thestar.com.my/news/regional/2020/01/14/china-myanmar-pipeline-carries-108mil-tonnes-crude-oil-in-2019
9. La Birmanie est classée 130/180 au classement de Transparency International.
10. https://frontiermyanmar.net/en/slower-smaller-cheaper-the-reality-of-the-china-myanmar-economic-corridor
11. https://www.thenews.com.pk/print/569919-cpec-and-pakistan-s-debt-burden
12. https://www.indiatoday.in/world/story/pakistan-owe-china-gwadar-port-usd-10-billion-debt-1479562-2019-03-16
13. https://frontiermyanmar.net/en/slower-smaller-cheaper-the-reality-of-the-china-myanmar-economic-corridor
14. https://www.bnionline.net/en/news/chinese-envoy-urges-aa-leaders-de-escalate-hostilities
15. In Transnational Institute, November 2019 “Selling the Silk Road Spirit: China’s Belt and Road Initiative in Myanmar”L’ambassadeur chinois en Birmanie, M. Chen Hai 陈海en discussion avec le commandant en chef des forces armées birmanes, le senior général Min Aung Hlaing. Source : The Irrawaddy
16. L’“Arakan Army” a lance des offensives majeurs dans l’ Etat Rakhine contre la police et l’armée birmane depuis la fin de l’année 2018. Ce groupe réclame plus d’autonomie pour la population del’ Etat Rakhine, Etat le plus pauvre de l’ Union de Birmanie.