Depuis l’antiquité, l’empire punique, véritable puissance maritime méditerranéenne, entretenait de bonnes relations commerciales avec l’Empire du Milieu. Les puniques, génies commerçants, partageaient avec les chinois un intérêt commun pour le commerce, et ce dans le cadre des anciennes routes de la soie. Ainsi, les relations entre la Tunisie et la Chine s’inscrivent dans une histoire riche et lointaine.

Zhu De, président du Comité de Changzhou de l’Assemblée populaire nationale, rencontrant des dignitaires tunisiens, dont le Premier ministre Nuira et son épouse en avril 1975

Néanmoins, cette richesse demeure mal exploitée et dévalorisée. En effet, la Tunisie a été le dernier Etat maghrébin à reconnaître la République Populaire de Chine, et ce en 1964. Sous le régime Bourguibien, la relation entre Pékin et Tunis était plutôt distante et antagoniste. Sa politique anti-communiste et pro-occidentale a rendu difficile le rapprochement entre les deux parties. Ces récurrentes mésententes sur les questions diplomatiques n’ont pas empêché l’établissement des liens commerciaux, et ce depuis 1958. Toutefois, la Tunisie voyait son destin intimement lié à celui de l’occident, avec qui elle entretenait des relations diplomatiques et commerciales très denses. Cela se traduit aujourd’hui par une relation commerciale sino-tunisienne la moins développée au Maghreb : les importations des produits chinois ne représentent que 6.6% du total des importations de la Tunisie, et les exportations des produits tunisiens ne représentent que 1.4% du total des exportations de la Chine. Malgré que les relations commerciales se sont bien développées, elles demeurent marginales.

Contrairement au Maroc et l’Algérie, la Tunisie s’est aperçue très tardivement de l’importance du géant asiatique. En aspirant à développer une coopération plus fructueuse, la Tunisie a dévoilé son intention d’intégrer le projet BRI dès 2017 lors d’une visite officielle du ministre tunisien des affaires étrangères à Pékin. Divers accords ont été alors signés et sont en cours de réalisation, notamment dans le secteur du tourisme et des infrastructures.

Le ministre tunisien des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, et son homologue chinois Wang Yi à Tunis le 13 mai 2016

Le tourisme qui constitue un des piliers de l’économie tunisienne est un terrain favorable pour une coopération sino-tunisienne développée. En effet, environs 180 millions de chinois voyageaient à travers le monde en 2018, et quelques 280 millions en 2030. La hausse du nombre de touristes chinois et le développement du secteur touristique touche considérablement le continent africain, suite aux plusieurs accords conclus entre les deux parties. La Tunisie, face à la détérioration des ressources du tourisme, tente de se faire connaître auprès du marché touristique chinois, en pleine expansion. Ainsi, en 2017, la Tunisie a enregistré une croissance de 150% en termes de touristes chinois[1] par rapport à 2016. Pour accompagner ce flux touristique et le stimuler davantage, des mesures préférentielles pour les touristes chinois ont été mis en place tel que l’annulation des frais de visas depuis 2017. Le gouvernement tunisien compte également ouvrir une voie aérienne directe entre Pékin et Tunis, une façon de développer le marché chinois. Il est à noter que cette intention a été dévoilé depuis 2012, mais sa réémergence vient dans un cadre post-pandémique où le secteur touristique tunisien bas son record le plus bas. Le tourisme chinois est alors une façon de relancer le tourisme du pays, et donc son économie.

S’agissant du volet culturel de la BRI, le premier institut Confucius en Tunisie a été inauguré en 2019. D’après l’ambassadeur chinois, « cette étape marque un progrès important en Tunisie dans le cadre de la mise en œuvre des actions de suivi du Sommet de Beijing du Forum sur la coopération sino-africaine et renforce la coopération bilatérale dans le cadre de l’Initiative la Ceinture et la Route ».

Dans le secteur des infrastructures, il convient de citer à titre non exhaustif : l’hôpital universitaire à Sfax inauguré en 2020, le doublement du canal Medjerda-Cap Bon déjà construit par la Chine, le bâtiment de l’archive nationale, la rénovation de la maison des jeunes d’El Menzeh achevée en 2017, la construction d’un centre culturel à Ben Arous, de cinq hôpitaux au Nord-Ouest du pays et de l’Académie Diplomatique.

L’Académie diplomatique de Tunis, située à proximité du ministère des Affaires étrangères, livrée par la Chine

Il faut aussi mentionner le projet de transformation du port de Zarzis en un centre économique et commercial s’étalant sur 1000 hectares regroupant un pont de Boughrara à l’île de Djerba, un pôle technologique, un projet d’une ligne ferroviaire Médnine-Zarzis, une zone logistique Ben Guerdane et un parc d’activités économiques à Zarzis. Ce port revêt une importance stratégique ; il est à 70 Km de la Lybie, à 200 Km de l’Algérie et à 2 heures de l’Europe depuis l’aéroport Djerba-Zarzis. Dès l’achèvement prévu en 2022 du segment routier entre Gabès-Mednine, la zone sera aussi reliée à l’autoroute transmagrébine. Le projet permettra alors un développement économique très important pour la région Sud de la Tunisie, pauvre en investissements étrangers. Il constituera, en outre, une porte d’entrée vers la Lybie, marché en pleine reconstruction. Toutefois, il n’est pas surprenant de voir le projet du port Zarzis être constamment retardé, tout comme le projet du port Enfidha qui traine depuis 2009. Les causes sont certainement multiples, mais l’absence d’une politique de développement claire et l’instabilité politique que connaît le pays depuis 2011 pèse lourdement sur les projets d’investissement étranger.

Cependant, le développement du port de Bizerte pourrait constituer un avantage pour l’insertion de la Tunisie au sein du projet des nouvelles routes de la soie maritime. Si le port de Tanger contrôle le détroit de Gibraltar, le port de Bizerte contrôle le détroit de Sicile reliant la Méditerranée orientale à la Méditerranée occidentale. Parfaitement au cœur de la Méditerranée contrôlant les voies menant au Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie, Bizerte pourrait devenir un hub commercial à mi-chemin du canal de Suez, de la mer Noire et de l’Atlantique.

En effet, des compagnies chinoises ont dévoilé leur intention de développer un port en eaux profondes de troisième génération à Bizerte depuis 2018. Toutefois, ce n’est pas seulement la Chine, c’est aussi les Etats-Unis et la France.  Le port de Bizerte est alors pris au cœur de la rivalité entre Pékin et Washington qui se concurrencent pour son développement. Quant à Paris, elle met en œuvre tous les moyens pour freiner la montée en puissance de ce port de peur qu’il menace son hub commercial, Marseille.

Outre les caractéristiques citées plus haut, le port de Bizerte se situe le long d’un câble sous-marin stratégique de fibre optique reliant les Etats-Unis, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie. Ainsi, toute tentative de contrôler le port signifierai le contrôle évident des flux de données entre l’Asie et l’Europe dans un cadre mondial où l’accès au renseignement stratégique représente une priorité de sécurité nationale.  Dans ce contexte, les Etats-Unis mettent en œuvre tous les moyens d’épargner la Chine du projet de développement du port de Bizerte.

Dans un contexte technologique, élément structurant de la rivalité sino-américaine, la Tunisie a dévoilé son intention de conclure un accord sur l’implémentation de la cinquième génération avec la Chine. En réponse, l’ambassadeur américain Donald Blome en Tunisie a publié un article d’opinion pour dévoiler les risques de coopérer avec l’entreprise chinoise Huawei : « Aucun pays ne devrait confier ses réseaux à des entreprises redevables à des gouvernements autoritaires. Huawei, à titre d’exemple, est soumise à la loi chinoise relative au renseignement national, ce qui signifie qu’elle doit remettre toute donnée au gouvernement du Parti communiste chinois sur demande.  Huawei a été inculpée par les tribunaux fédéraux américains et encourt des poursuites pénales aux États-Unis pour fraude, racket et conspiration pour vol de secrets commerciaux à des entreprises basées aux États-Unis ».[2]

En effet, la Tunisie, à l’instar du Maroc et plusieurs autres Etats, a subi une pression américaine visant à faire éradiquer le géant Huawei du marché de la cinquième génération. Qualifié par les autorités américaines comme un outil d’espionnage servant le gouvernement autoritaire chinois, Huawei subit un fort embargo technologique. Le groupe chinois est déjà banni dans plusieurs Etats alliés des Etats-Unis qui comptent faire rallier d’autre Etats à leur cause dans un contexte international où la Chine est accusée de multiples cyberattaques. La véritable cause ne serait-t-elle pas la suprématie technologique qui s’annonce être au profit de Pékin.

Sur le plan militaire, la Chine a apporté son soutien à la Tunisie dans le cadre de sa lutte contre le terrorisme, souci commun, par le biais de dons militaires. Il ne s’agit nullement de coopération militaire, mais plutôt de soutien en vue d’un développement des relations tuniso-chinoises. La Tunisie a même appelé en 2017 à élever le statut du partenariat au rang de partenariat stratégique, chose qui ne semble plus être à l’ordre du jour.

En guise de conclusion, la coopération sino-tunisienne n’est qu’à son début. Elle s’annonce prometteuse et fructueuse mais demeure fragile et sous-exploitée à cause de la persistance de plusieurs failles dans la politique tunisienne. Il convient de soulever que les différentes orientations éparpillées prises à l’égard de Beijing ne représentent pas une stratégie claire au service d’un projet global, à l’instar du Maroc. L’intégration du Maroc au sein de la BRI émane certainement d’une forte volonté politique, mais aussi de son attractivité et de sa capacité à faire valoriser ses atouts à l’égard de Pékin. Les faibles performances de la Tunisie en termes de connectivité, de logistiques et d’infrastructures représentent de véritables handicaps pour son insertion au sein des chaînes de valeurs mondiales, et par voie de conséquence au sein de la BRI. La Tunisie devra élaborer en urgence une stratégie lucide à l’égard du projet BRI visant à en tirer le meilleur profit. L’Asie Pacifique constitue indiscutablement le centre de gravité du monde d’aujourd’hui. Rester méconnaissant de cet espace stratégique signifie être à la périphérie du monde de demain, être voué à l’oubli. Autrement formulé, la fine connaissance de l’Empire du Milieu représente le point zéro de toute stratégie développée à l’égard de ce géant et du théâtre asiatique.


Donia Jemli, Cheffe de pôle Afrique du Nord, diplômée de l’université européenne de Tunis. Elle se spécialise dans les relations internationales, diplomatiques et stratégiques.


[1] Oumar Diagana, Tunisie-Chine : plus d’un demi-siècle d’amitié et de partenariat gagnant-gagnant. Espace Manager. 2019.

[2] Donald Blome, De bonnes décisions en 5G aujourd’hui permettront de protéger la sécurité et la vie privée de tous les tunisiens : Article d’opinion par l’ambassadeur des Etats-Unis en Tunisie Donald Blome. Ambassade des Etats-Unis en Tunisie. 2020.