Par Henri Chéron
Une grande bataille entre l’empire des Tang et le califat Abbasside pour le contrôle de l’Asie centrale, paraît improbable et relever du fantasme ou de la fiction historique. Pourtant le choc entre ces deux mastodontes du VIIIème siècle, pour le contrôle de la route de la soie, a bien été une réalité.
Une réalité qui prouve l’importance de la route de la soie et l’enjeu lié à son contrôle. C’est aussi l’importance stratégique de l’Asie centrale en tant que zone géographique qui est mis en avant à travers cette bataille. Quoi d’autre pourrait justifier que les Tang et les Abbassides décident d’envoyer des armées aux confins de la Transoxiane ? Étant donné, l’importance croissante que prend cette région dans le commerce international et plus particulièrement dans le cadre des nouvelles routes de la soie, il est bon de revenir sur un événement qui a changé à jamais le destin de cette dernière.
Le rôle de cet article est de revenir sur un événement majeur de l’Asie centrale et des routes de la soie afin de mieux comprendre l’importance stratégique historique de cette région, encore aujourd’hui et malgré un monde bien différent. Le but est de rendre compte au lecteur que certaine chose sont immuables et traversent les âges, que le passé, même lointain, n’est peut-être pas si éloigné de notre présent.
L’objectif est aussi de faire rêver le lecteur à travers le récit et la désinscription d’une grande bataille qui oppose deux civilisations très différentes ainsi que les conséquences de cette dernière.
Contexte
Les abbassides
Fondé par Abû al-Abbâs As-Saffah, descendant d’un oncle de Mahomet, après la bataille du grand Zab où il bat, en 750, le califat omeyyade de Marwan II de manière décisive, la toute jeune dynastie perdurera jusqu’au milieu du XIIIème siècle.
Cette nouvelle dynastie régnant sur la majeure partie du monde musulman, a pour capitale une ville qu’elle a elle-même fondée : Bagdad. Ce califat est synonyme d’apogée de la civilisation arabo-musulmane, il s’étend de l’Ifriqiya en Afrique jusqu’aux rives de l’Indus. De plus, c’est cette dynastie qui diffusera l’Islam et la langue Arabe à travers tout son empire. Cet empire donnera plusieurs Califes d’excellente qualité comme Al-Mânsur, Al-Ma’mūn ou bien encore l’incontournable Harun ar-Rachid.

Les Tang
Succédant à la dynastie Sui (581-618), la dynastie des Tang a pour mission de stabiliser et de rétablir l’empire afin de réinstaller la puissance que ce dernier avait à l’époque des Han. Synonyme de prospérité et de rayonnement culturel, les Tang accompliront leur mission avec succès, dépassant même les Han dans le domaine des conquêtes territoriales. Rarement la Chine n’a été aussi grande que sous les Tang. C’est d’ailleurs ces conquêtes qui amèneront la dynastie au contact des abbassides.
Âge d’or de la culture chinoise, avec pour exemple les célèbres poètes Du Fu et Li Bai, l’époque des Tang est aussi une période d’innovation avec le développement des caractères d’imprimerie en bois. On notera aussi le développement du bouddhisme en Chine ainsi que l’émergence de sectes Bouddhistes aux racines chinoises, bien que cette religion subira de nombreuses persécutions. Enfin, cette dynastie est aussi marquée par le maintien du taoïsme et le retour du confucianisme.
Le contexte du milieu du VIIIème siècle est marqué par l’apogée de l’empire Tang mais aussi par des évolutions politiques et militaires (dont cette bataille de Talas) qui auront des conséquences dramatiques pour la dynastie, nous pouvons citer la rébellion d’An Lushan en 755.

En Europe
Bien que n’étant – en tout cas pas directement – liée à cette bataille, il semble opportun également de mentionner le contexte européen de l’époque, ne serait-ce que pour donner des repaires temporels au lecteur.
L’Europe est dominée, à l’ouest, par le début de l’empire Carolingien et plus précisément sur le tout début du règne de Charlemagne qui sera à l’origine d’un grand empire qui changera à jamais l’histoire du continent. On notera que cet empire est en partie à l’origine du Califat Abbasside. En effet, la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732 a contribué à fragiliser les omeyyades, ce qui a provoqué l’avènement des abbassides.
À l’est, l’empire byzantin, développe les particularités de sa civilisation, après avoir subi mais aussi résisté aux invasions arabes. Les grecs sont aussi à l’origine de la chute des omeyyades et sans doute de manière plus importante que la bataille de Poitiers, lorsque ces derniers ont subi une défaite cinglante en tentant de prendre Constantinople en 717-718.
En Asie centrale
Dominée depuis plusieurs siècles par des nomades mongoloïdes, cette région est surtout marquée par les sodgiens. La Sogdiane, petit royaume de la Transoxiane (partie nord de l’Asie centrale), est organisé en cités-États à l’image des républiques Italiennes du bas Moyen Âge, il ne s’agit pas d’un royaume centralisé. Ils sont au cœur de la route de la soie et sont par conséquent les maîtres du commerce international. Habiles marchands et transporteurs, ces gens sont tout naturellement les premiers concernés par le choc des deux empires.
Raison de la bataille
L’empire abbasside étant en pleine expansion, l’Asie centrale est aussi l’objet de ces conquêtes. Dans le même temps, les Tang annexent aussi de nouveaux territoires. Les abbassides envoient des armées aux confins du califat afin de consolider ce dernier. L’Asie centrale étant concernée, les régions vassales des Tang demandent l’aide des Chinois. Si ces derniers tardent à réagir, ils envoient tout de même une armée lorsque les tibétains attaquèrent les routes commerciales.
Situation avant la bataille
Si l’emplacement exact n’est pas tout à fait connu des historiens, il est probable que la bataille ait eu lieu à l’actuelle frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizistan, près de Taraz et Talas.
Concernant les forces en présence, les chiffres sont très différents selon les sources. L’armée chinoise, commandée par le général Gao Xianzhi, comprenait 30 000 hommes selon les sources chinoises et 150 000 selon les abbassides.
L’armée abbasside, commandée par Abu Ziyad ibn Salih, en comprenait 40 000 et 200 000 selon les Chinois. Étant donné le déroulement de la bataille, les historiens estimeraient entre 30 000 et 50 000 hommes dans chaque camp. Il est important de noter que l’armée chinoise possède dans ses rangs, des cavaliers karlouks. Ces mercenaires issus d’une tribu turque de Transoxiane constituent l’essentiel de la cavalerie chinoise.
La bataille

La bataille en elle-même a duré plusieurs jours, quatre pour être exact. Les deux grandes armées semblent timides et prudentes face à un affrontement rapide qui pourrait vite tourner au désastre pour l’un des deux camps.
Les deux armées sont déployées de manière similaire. Des lignes d’archer devant, l’infanterie derrière (il s’agit d’infanterie lourde, essentiellement des lanciers) et enfin la cavalerie lourde sur les flancs et en réserve. On notera que les deux armées sont constituées de manière assez semblable, c’est-à-dire d’un gros noyau d’infanterie accompagné par des archers et des cavaliers.
Selon une version de la bataille, les combats se sont déroulés en quatre jours avec les trois premiers jours relativement identiques. Il y a d’abord eu un duel de tir entre les archers chinois et arabes. Ce dernier tourne rapidement à l’avantage des Chinois. Voyant ses archers faiblir, Ziyad ibn Salih envoie son infanterie contre l’infanterie chinoise, les archers se repliant derrières les fantassins. Là aussi l’infanterie chinoise, avec de meilleures armures, prend le dessus, l’infanterie abbasside est contrainte de reculer.
En réaction, le général arabe envoie sa cavalerie contre les mercenaires turques des Tang dans l’espoir de les battre et de déborder l’infanterie chinoise afin de la prendre à revers. La charge de la cavalerie abbasside fait reculer la cavalerie des Tang mais ne parvient pas à déborder la ligne d’infanterie adverse.
En fait, tout se joue lors du quatrième jour par un coup de théâtre. Ce basculement vient de la trahison des mercenaires karlouks qui se retournent contre les Tang. Encerclée, l’armée Tang est prise à revers par ses propres cavaliers et attaquée frontalement par les abbassides, les Chinois sont mis en déroute.
Une autre version raconte que les deux armées ne se seraient pas affrontées pendant les trois premiers jours. L’armée chinoise aurait alors été prise à revers par une tierce armée de Karlouks. L’attaque conjointe de ses derniers avec l’armée arabe aurait permis d’écraser les Chinois. Seulement, les historiens ne parviennent pas à savoir s’il s’agit d’un hasard ou si le plan était prévu entre les cavaliers turcs et les arabes.
Gao Xianzhi parvient à s ‘échapper grâce à Li Siye, un de ses officiers. Ce dernier parvient à infliger de lourdes pertes à l’armée arabe qui tentait de les poursuivre.
Bilan
Les estimations pour les pertes font état de 10 000 ou 20 000 hommes pour les abbassides et environ 30 000 pour les Chinois.
Contraint de replier leur armée, les Tang envisageaient d’en envoyer une autre (ce qui prouve qu’il s’agit d’un enjeu important et non d’une simple confrontation aux confins des deux empires) mais cette dernière sera détournée pour mater la rébellion d’An Lushan qui était plus urgente.
Conséquences
La première conséquence qui est sans doute la plus évidente, est la limite de l’empire chinois. En effet, ce dernier a désormais pour limite occidentale, l’extrême Est de l’actuel Kazakhstan. En fait, ce n’est pas seulement cette bataille qui impose cette limite mais la rébellion d’An Lushan qui a obligé les Tang à détourner l’armée qui devait permettre de relever la situation.
Il est souvent dit que c’est en raison de cette bataille que l’Asie centrale est désormais dominée par l’islam. Si le résultat de cette bataille a fortement joué un rôle dans la victoire de l’islam par rapport au bouddhisme dans cette région, cette domination islamique s’est faite petit à petit, par des étapes successives. On notera d’ailleurs que les invasions mongoles, 500 ans plus tard, n’ont pas renversé cette situation. Bien au contraire, les tribus mongoles qui se sont installées dans la région et se sont converties à l’islam.
Autre conséquence religieuse, le bouddhisme chinois est maintenant coupé du bouddhisme indien. Le bouddhisme chinois qui originellement tirait sa source du bouddhisme indien, devient désormais une religion indépendante, à part. Cette religion développe ses propres particularités, elle devient une religion autochtone. À partir de là, elle va s’étendre en Corée et même jusqu’au Japon, les populations de ces derniers adaptant le bouddhisme à leur culture locale.
Autre conséquence directe : celle de la diffusion technologique, en particulier la diffusion des techniques de fabrication du papier. Après la bataille, des prisonniers de guerre chinois connaissaient les techniques de fabrication du papier. Envoyés à Samarcande, ces prisonniers ont permis aux arabes de maîtriser ces techniques. Le papier étant connu des arabes et des occidentaux depuis des siècles, mais désormais, les secrets de sa fabrication sont diffusés à travers tout l’occident. Si cette diffusion aurait eu lieu tôt ou tard, il n’en reste pas moins que cette dernière, en intervenant aussi tôt, a eu un impact considérable sur l’histoire de la route de la soie et même sur l’histoire du monde.
Talas et les nouvelles routes de la soie
On peut légitimement se demander qu’elle est le lien entre cet événement historique sur les nouvelles routes de la soie.
Une Asie centrale désormais dominée par l’islam peut être un premier élément de réponse. En effet, les répercussions géopolitiques de cette bataille se font encore ressentir aujourd’hui. Le fait que les régions d’Asie centrale aient développé une civilisation fortement influencée par le monde arabo-musulman au détriment de l’influence chinoise impacte la situation d’aujourd’hui. Les nouvelles routes de la soie auraient-elles un visage différent si l’Asie centrale était dominée par le bouddhisme et la culture chinoise ? Allons même jusqu’à imaginer que ces régions fassent intégralement partie de la Chine, qu’elle serait la mesure de l’ambition chinoise ? La Chine ne rechercherait-elle pas, à travers ces nouvelles routes, à prendre sa revanche sur Talas ? La Chine, à travers le projet de la Belt and Road Initiative (BRI ou ICR en français), va-t-elle réinstaurer la grandeur de l’empire Tang ?
Si l’influence de la bataille de Talas sur la situation actuelle doit être relativisée, cette dernière n’en reste pas moins un élément historique majeure qui doit être connu de tout ceux qui s’intéressent aux nouvelles routes de la soie.
Conclusion
La bataille de Talas est un événement injustement méconnu du grand public, pourtant cet affrontement entre deux des plus grands empires du monde alors de l’époque ne devrait pas passer inaperçu. Elle devrait être un des symboles de l’Histoire de la route de la soie. En plus de cette fonction symbolique, Talas est riche d’enseignement en ce qui concerne l’importance des communications commerciales en Asie centrale et plus particulièrement dans la Transoxiane.
Cette zone géographique est déjà le théâtre d’affrontements entre les grandes puissances. Ces affrontements ne seront pas nécessairement des affrontements armés, mais des luttes d’influence politique, des luttes commerciales. Après les batailles rangées d’hier, les luttes commerciales reprennent le flambeau, avec moins de romantisme et de bravoure mais toujours avec l’objectif de domination et d’influence.
Il sera intéressant d’observer, à l’avenir, l’évolution de ces régions, qui redeviendront des zones stratégiques de premier plan vers où les regards du monde entier seront tournés.