Article publié par Le Quotidien du Peuple

Dominique de Villepin,

Ancien Premier ministre français (2005-2007)

 

Il y a tout juste cinq ans, à l’automne 2013, la Chine exposait le concept de Nouvelle Route de la Soie à l’occasion d’un discours fondateur à l’Université Nazarbayev d’Astana, au Kazakhstan. Le Président XI Jinping y développait devant un parterre d’étudiants sa conception d’une coopération eurasiatique et internationale renforcée, en particulier grâce à la mise en place de projets d’investissements transfrontaliers dans les infrastructures. Les cinq années qui viennent de s’écouler ont été le théâtre d’avancées majeures, avec la création d’outils de financement multilatéraux tels que l’AIIB, comptant plus de 60 pays, et le développement de nombreuses initiatives concrètes, à l’image du corridor transanatolien de gaz naturel en Azerbaïdjan, de la modernisation des réseaux de transport ferroviaires en Europe centrale, de la mise en œuvre de nombreux projets énergétiques en Asie, notamment au Pakistan, ou encore de l’extension de ports en Afrique.

Dès son lancement, la Nouvelle Route de la Soie s’est voulue porteuse d’une vision de long terme dans un monde privé de récit collectif et affaibli par les effets de la crise de 2008. Trois objectifs complémentaires ont en effet été mis en avant : une ambition politique, d’abord, fondée sur l’inclusion et la coopération des Etats et des peuples ; une ambition économique, ensuite, fondée sur des investissements croisés atteignant près de 1 000 milliards de dollars et répondant à des besoins concrets ; une ambition culturelle, enfin, fondée sur une meilleure compréhension des peuples et des histoires locales dans la continuité des Routes de la Soie médiévales, incarnées par des figures majeures comme l’explorateur italien Marco Polo ou l’amiral chinois Zheng He. Pour toutes ces raisons, la Nouvelle Route de la Soie a constitué, dès sa naissance, une initiative diplomatique pionnière du XXIe siècle.

Aujourd’hui, en 2018, les défis auxquels nous faisons face confèrent au projet une signification et une portée nouvelles. Le monde est déchiré par le réveil des populismes qui divisent et affaiblissent l’Europe. La croissance mondiale est assombrie par la tentation protectionniste incarnée, au premier chef, par les Etats-Unis dont les hausses massives de droits de douanes sur les importations de la Chine, de l’Europe ou même du Canada traduisent une remise en cause profonde des grandes valeurs du libre-échange. Le radicalisme, enfin, déstabilise de nombreux Etats et fait peser une menace inédite sur la paix. Dans ce contexte, ma conviction a toujours été que la Nouvelle Route de la Soie pouvait devenir une alternative collective et durable à un monde fracturé. C’est à nous seuls qu’il appartient de réunir les conditions de son succès. Cela suppose toutefois une mobilisation et une concertation nouvelle afin de faire de ce projet une initiative réellement partagée.

La Nouvelle Route de la soie est aujourd’hui à un tournant crucial : d’un côté, elle avance et suscite de hautes espérances comme en a témoigné, en mai dernier, la présence d’une trentaine de chefs d’Etat et de gouvernement au Forum de la Route de la Soie où j’ai pu constater un intérêt immense pour ce projet. D’un autre côté, elle engendre des interrogations légitimes chez certains Etats craignant de voir grandir l’influence chinoise. C’est notamment le cas de l’Europe de l’Ouest témoignant quelques réticences à l’égard du programme « 16 + 1 ». Mais à ces peurs, il convient aujourd’hui d’apporter des réponses claires et méthodiques en développant une vision du projet fondée sur la défense du bien commun universel et de l’intérêt mutuel. Trois grands chantiers s’imposent.

Premièrement, nous avons besoin d’une meilleure prise de conscience des bienfaits de cette initiative en contribuant à son enrichissement. C’est tout l’enjeu des échanges intellectuels, académiques et universitaires portant sur l’approfondissement des relations sino-européennes et du commerce international. C’est par l’échange et la confrontation d’idées, j’en suis convaincu, que nous prendrons pleinement conscience des atouts de la Nouvelle Route de la Soie pour l’édification d’une mondialisation plus juste, plus durable et plus équilibrée. C’est dans cet esprit que j’ai créé, l’année dernière, l’International Marco Polo Society, un groupe réunissant d’anciens Premiers ministres et ministres des affaires étrangères du monde entier pour favoriser, au plus haut niveau, la réflexion et la concertation sur ce sujet. Les think tanks et les universités doivent être aux avant-postes de cette dynamique.

Deuxièmement, il nous faut une meilleure coordination économique des projets déployés dans le cadre de la Nouvelle Route de la Soie. La Chine est parvenue à mettre en place des instruments majeurs pour soutenir financièrement l’initiative « Une Ceinture, une Route ». En plus de l’AIIB, qui dispose d’un capital considérable de 100 milliards de dollars, je pense au nombreux fonds d’investissements chinois récemment lancés et à la mobilisation active d’institutions financières existantes telles que Eximbank ou ICBC. De son côté, l’Europe dispose de leviers importants de financement, à commencer par la Banque Européenne d’Investissement (BEI) et le plan Junker de plus de 700 milliards de dollars, principalement fléché vers le développement des infrastructures énergétiques et numériques. La convergence de vues entre la Chine et l’Europe en faveur d’une croissance plus durable et plus dynamique devraient encourager les synergies économiques et financières, au travers de co-investissements institutionnels et de partenariats sectoriels structurés.

Troisièmement, il est devenu nécessaire d’améliorer la crédibilité, la légitimité et l’efficacité de la Nouvelle Route de la Soie en créant de nouveaux mécanismes de coopération politiques régionale et mondiale. Nous pourrions par exemple mettre en place un Secrétariat permanent de la Nouvelle Route de la Soie chargé de maintenir des contacts de haut niveau entre Pékin et Bruxelles. L’objectif d’une telle structure, co-présidée par la Chine et par l’Union européenne, permettrait de traiter à la racine les grandes questions financières ou commerciales et de répondre aux principales préoccupations de chacune des parties. Dans le cadre de réunions régulières, ce secrétariat permettrait, d’une part, de définir un agenda commun pour les vingt prochaines années et, d’autre part, d’articuler cet agenda sino-européen aux grandes questions mondiales. La France, l’un des premiers pays à avoir reconnu la République populaire de Chine, en 1964, et liée par une histoire commune avec la Chine, pourrait donner l’impulsion, au côté de l’Allemagne, à un tel mécanisme.

Au cours des derniers mois, la Chine et l’Europe n’ont cessés de s’engager en faveur du multilatéralisme positionnant la Nouvelle Route de la Soie comme une alternative naturelle à l’isolationnisme et au protectionnisme.  A chacune des grandes questions du siècle, elle doit être en mesure d’apporter une réponse convaincante. Face aux radicalismes, elle est une promesse d’inclusion et de développement. Face au ralentissement économique, elle offre des perspectives de croissance grâce à l’ouverture de nouveaux débouchés. Mais nous devons aller plus loin : face aux enjeux environnementaux, numériques et diplomatiques : la Nouvelle Route de la Soie doit devenir un lieu de proposition et de concertation au travers d’initiatives ciblées comme la « Nouvelle Route de la Soie digitale », œuvrant à une régulation multilatérale d’internet, ou une « Nouvelle Route de la Soie écologique », poursuivant les efforts de la Conférence de Paris, signée en 2015, et favorisant les investissements durable, par exemple au travers d’obligations vertes.

Les prochains mois seront propices à l’approfondissement des discussions sino-européennes sur la Nouvelle Route de la Soie. A la veille des élections européennes, qui se tiendront en mai 2019, nous avons tout intérêt à initier une nouvelle relation en faisant de la Nouvelle Route de la Soie le lieu d’une coopération plus étroite et plus efficace. Sachons saisir cette chance pour l’avenir de la paix et l’invention d’une mondialisation plus stable.

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